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17 September 2019

Les visites d’un Président

2007-2011

Jean-Paul COSTA

Ancien Président de la Cour européenne des droits de l’homme, Président de la Fondation René Cassin, conseiller d’Etat (h.)

J’ai passé treize années à la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la CEDH), dont près de cinq à sa présidence. J’ai connu quatre secrétaires généraux du Conseil de l’Europe, plusieurs présidents de l’Assemblée parlementaire, de nombreux ambassadeurs… Mais je ne suis pas toujours resté dans mon bureau à Strasbourg. Avec la mise en place de la Cour unique, il y a vingt ans, s’est peu à peu développée une forme de « diplomatie judiciaire », qui s’est traduite notamment par des visites de son Président dans les Etats membres. J’en ai effectué de nombreuses pendant ma présidence, et j’en ai rapporté une kyrielle de souvenirs dont certains peuvent être partagés.

Le Président de la CEDH est élu par ses pairs1 (47 juges actuellement, un par pays membre du Conseil de l’Europe). Il a entre autres rôles une importante fonction de représentation de la Cour2.

Cette fonction représentative a pris sa pleine portée depuis que la CEDH, dont la charge de travail a considérablement augmenté, est devenue permanente3, c’est-à-dire depuis le 1er novembre 1998, date de l’entrée en vigueur du Protocole 11 à la Convention. Auparavant, elle opérait suivant un régime de sessions d’une semaine par mois ; il y en avait moins de dix par an. Le Président représentait déjà la Cour bien entendu, mais sur un rythme beaucoup plus sporadique, notamment parce que le plus souvent il conservait des fonctions importantes dans son pays ; ceci n’est plus compatible avec le fonctionnement permanent de la Cour et avec la disponibilité requise de ses membres4.

C’est mon ami Luzius Wildhaber (Suisse), premier président élu de la CEDH, sous le nouveau régime, qui a fortement développé cette fonction, à la fois en recevant au nom de la Cour des visiteurs, de hautes personnalités judiciaires et politiques (y compris des chefs d’Etat et de gouvernement), et en se rendant en visite officielle dans les Etats parties à la Convention. Tout au long de ses plus de huit années de présidence, il n’a pas ménagé sa peine. Il y a consacré, malgré la lourdeur de ses autres tâches présidentielles, un temps et une énergie très importants. Il a ainsi tiré toutes les conséquences du nouveau mode de fonctionnement de la juridiction et exprimé sa conception du rôle accru du Président, y imprimant sa marque.

Je lui ai succédé en janvier 2007, jusqu’à ma retraite par limite d’âge5 en novembre 2011. Je suis ainsi devenu le dixième Président de la CEDH depuis ses débuts en 1959, et le second président français, le premier ayant été René Cassin (1965-1968), Prix Nobel de la Paix en 1968. Je ne peux résister à l’amusement de raconter que quand j’ai été élu juge par l’Assemblée parlementaire, en 1998, un ami d’ami m’a félicité : « Vous allez occuper le siège de Cassin, bravo ! Vous serez un jour au Panthéon ! ». A quoi je répondis : « Je n’y crois pas du tout, mais en tout cas je ne suis pas pressé ! » …

Pendant cette présidence de presque cinq ans, j’ai suivi l’exemple de Luzius Wildhaber et j’ai effectué de telles visites, à l’invitation des autorités nationales, dans 38 Etats différents (parfois plus d’une fois dans le même). Je m’étais fixé l’objectif de visiter la totalité des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe pendant ma présidence ; je n’y suis pas arrivé faute de temps (et aussi parce que quelques rares pays ne m’ont jamais invité). J’ai aussi reçu l’honneur de recevoir de nombreuses hautes personnalités politiques et judiciaires à la Cour, le plus souvent à l’occasion de leur venue à Strasbourg, pour des visites officielles auprès du Conseil de l’Europe6

Il faut savoir que les visites officielles ne sont pas que protocolaires ou de courtoisie. Elles ont un grand intérêt fonctionnel. Elles permettent de faire connaître la CEDH, d’en donner une image positive, si possible de convaincre les gouvernements de la soutenir. En ce qui concerne les rencontres avec les autorités judiciaires nationales, elles font partie de ce qu’on appelle le dialogue des juges7 et que j’ai qualifié de diplomatie judiciaire8. C’est d’autant plus important que l’obligation pour les Etats de se conformer aux arrêts définitifs de la CEDH dans les litiges auxquels ils sont parties9 ne va pas toujours de soi pour eux, et qu’il est très opportun de pouvoir expliquer la jurisprudence de Strasbourg.

En fait, au cours d’une visite officielle, le Président de la Cour rencontre généralement le chef de l’Etat (président de la République ou monarque) et/ou celui du gouvernement, les plus hautes juridictions du pays, souvent le Parlement, ainsi que le Conseil supérieur de la magistrature quand il y en a un, l’Université10, le Barreau etc… Et il lui arrive aussi de faire des points de presse.

Ce sont donc des visites intenses, très denses (trois à cinq jours), laissant une place réduite, mais une place tout de même, au tourisme et aux loisirs. Elles permettent aussi aux visiteurs étrangers de se faire une idée du pays et de ses habitants.

D’ailleurs, le Président ne mène pas ces visites seul. Il est accompagné systématiquement par au moins un haut fonctionnaire du Greffe de la Cour et par le juge « national » (i.e. le juge élu au titre de l’Etat en cause). Dans deux tiers des cas environ, mon épouse a pu m’accompagner également.

Je conserve un souvenir dans l’ensemble excellent de ces voyages et de ces rencontres. Bien sûr, chaque Etat est différent (« tous différents, tous égaux », pour reprendre le slogan d’une campagne de jeunesse du Conseil de l’Europe en 1996). Mais le contact direct entre la Cour et les autorités nationales, qu’elles soient gouvernementales, parlementaires ou judiciaires, est indispensable et le plus souvent bénéfique11

Je précise que de façon générale tout s’est très bien passé et que je n’ai pratiquement ni subi ni je l’espère causé aucun incident diplomatique !

Ayant souligné l’importance politique (au sens large) de ces visites, je vais essayer à présent de relater des choses un peu plus personnelles ou hors du commun. Je me limiterai à conter quelques-unes de mes « aventures », à titre d’exemples.

Parmi ces épisodes pittoresques et en tout cas pas tout à fait banals, je commencerai par un événement de caractère « vestimentaire ».

En septembre 2007, je me suis rendu en Serbie accompagné de ma fidèle et talentueuse Greffière de Section, Sally Dollé (nous devions retrouver le lendemain le Juge Serbe, Dragoljub Popovic, sur place).

Nous avons été accueillis à l’aéroport de Belgrade par une dame du Protocole et par… Denis Huber, qui était alors le représentant spécial du Secrétaire général en Serbie. Mais on nous a assez rapidement informés que nos valises n’avaient pas suivi. Or j’avais voyagé en tenue sportive (il faisait chaud), laissant mes costumes dans ma valise. C’était la fin de l’après-midi et je devais être reçu le lendemain matin tôt par le Premier ministre (M. Vojislav Kostunica)12 : aucune chance de pouvoir acheter quelque chose en temps utile : les magasins étaient fermés et rouvriraient trop tard le lendemain ! Catastrophe ?

Non. Par miracle, Denis, que je ne connaissais pratiquement pas à l’époque, et qui était venu à l’aéroport avec sa voiture, avait dans celle-ci un complet qu’il venait de retirer du pressing, ainsi qu’une cravate neuve. Il m’a généreusement offert de me les prêter, et malgré la différence d’âge et surtout de morphologie, l’essayage, fait sous l’oeil critique des deux dames, montra que la tenue m’allait ! (à peu près)…

J’ai donc pu rendre visite au Premier ministre dans une tenue correcte, avant de récupérer ma valise quand elle finit par y arriver, pour le reste du voyage.

J’ai toujours été reconnaissant à Denis Huber de ce prêt providentiel… Depuis, je prends soin d’avoir sous la main, et non dans la soute de l’avion, une tenue convenable ! 

Je me souviens aussi d’une visite dans un pays de l’Est que je ne nommerai pas, qui m’a marqué pour des raisons bien différentes. Nous avions été reçus (fort bien) par toutes sortes de personnalités, y compris par le chef de l’Etat.

Cependant notre hôte principal était un président de haute juridiction qui était tout à fait charmant, et avec lequel la « diplomatie judiciaire » a très bien fonctionné. Il avait toutefois une double particularité : il ne parlait aucune langue connue (de moi en tout cas) sauf la sienne, et il racontait sans arrêt des blagues (plus ou moins drôles) qu’il fallait que son interprète traduise en anglais, tant bien que mal ; et le représentant du Greffe qui m’accompagnait (Roderick Liddell, aujourd’hui Greffier de la Cour) et moi avons vite compris qu’il attendait fortement que nous en racontions aussi, toujours sous bénéfice d’interprétariat. Le pire fut qu’il tint à nous accompagner à l’aéroport jusqu’au départ dans la nuit de notre avion de retour, et que celui-ci a eu au moins deux heures de retard au décollage.

Dans le salon VIP nous nous regardions un peu désespérés, conscients d’être à court d’histoires et d’en avoir épuisé notre stock non illimité. Convaincus aussi que la traduction, assez approximative, les rendait quelquefois peu comiques, voire peu compréhensibles. Grand soulagement quand enfin nous pûmes embarquer, prenant congé avec soulagement de notre interlocuteur, encore une fois charmant mais un peu trop… insistant.

Un autre souvenir, moins drôle que le précédent, se rattache à un programme de séjour qu’on peut qualifier non seulement d’intense mais d’intensif. Une journée en particulier m’a marqué. Elle avait commencé à 8 h, avait été ensuite très chargée, et elle s’était achevée par un diner officiel, après quoi on me demanda (ce n’était pas prévu) de répondre à une interview à la Télévision. Ce jour-là, lors d’un (bref) séjour dans ma chambre d’hôtel peu avant le diner, je découvris dans le frigo une boisson énergisante. J’y vis une planche de salut. J’en bus pour la première fois de ma vie (et à peu près la dernière). A mon retour à Strasbourg, j’ai raconté cet épisode à mes fils, alors adolescents : ils me grondèrent, m’expliquant que c’était très dangereux, d’autant que j’avais bu aussi de l’alcool. Ils avaient raison13, mais je ne sais pas dans quel état j’aurais accompli mes obligations médiatiques sans le coup de fouet de ce breuvage.

Une dernière anecdote, moins plaisante et plutôt émouvante, est liée à une visite faite dans un pays alors qu’était pendant un recours devant la Cour constitutionnelle contre le contenu d’un référendum, avant la tenue de celui-ci. Les aspects juridiques et politiques étaient évidemment très importants.

Le président de cette juridiction, avec qui nous avions eu des rencontres de travail fructueuses, nous avait invités à diner, mon épouse et moi ; c’était un samedi soir, mais nous avons compris qu’il devait étudier le lendemain le dossier du recours, avant que sa juridiction ne statue lundi, c’est-à-dire le surlendemain. Par politesse et par gentillesse, il tenait absolument à maintenir le diner, mais son stress était si visible que nous avons insisté pour qu’il y renonce. Il a fini par accepter, à l’évidence très soulagé.

Une autre expérience analogue s’était produite dans un autre pays lors d’un précédent voyage, à l’occasion d’un recours constitutionnel fort délicat aussi contre des élections présidentielles, mais le chef de juridiction (c’était une femme) était beaucoup plus serein, et l’intégralité du programme de notre visite fut maintenue, dans un contexte politique pourtant tendu. Comme quoi…

Ceci me conduit, au-delà de ces quelques anecdotes qui m’ont frappé, à une réflexion de caractère général.

Les visites et rencontres d’un président de la CEDH, pour officielles qu’elles soient, ont un aspect humain indéniable et attachant. A nouveau, je pense que le projet « Des histoires dans l’Histoire » insiste à juste titre sur le fait que les agents et les juges (et tous les autres acteurs) sont aussi des êtres humains, avec des émotions, des faiblesses, des craintes, des plaisirs… Leur activité professionnelle, si intéressante soit-elle, ne peut guère être relatée sans pointer du doigt la dimension humaine.

Par exemple, les caractères des personnes qui reçoivent un Président de la CEDH - ou qui lui rendent visite au Palais des droits de l’homme - ne sont pas tous les mêmes, et les traits de leur personnalité apparaissent fréquemment assez vite14. En outre, au gré de ces rencontres, des affinités électives se manifestent, les contacts peuvent se prolonger par la suite, notamment lorsque les hôtes deviennent à leur tour des visiteurs à Strasbourg, voire se muer en sentiments d’amitié durable ; sans pour autant porter atteinte à

l’indispensable impartialité des juges de la Cour – et bien entendu de son Président.

Je conserve un excellent souvenir de mon expérience de juge à la CEDH et de mes voyages en tant que président. Aucun n’a été le même qu’un autre, mais ils m’ont tous enrichi, humainement et professionnellement…

 

1 Article 25 a) de la Convention européenne des droits de l’homme.

2 Ceci est précisé par l’article 9, § 1 du Règlement de la Cour. Selon l’article 25 d) de la Convention européenne des droits de l’homme, c’est l’Assemblée plénière des juges qui adopte le Règlement ; sa dernière édition date du 16 avril 2018.

3 Article 19 de la Convention.

4 Article 21, § 3 de la Convention.

5 Le mandat des juges s’achève dès qu’ils atteignent l’âge de 70 ans (article 23 § 2 de la Convention).

6 Voir mon livre, « la Cour européenne des droits de l’homme Des juges pour la liberté « (Dalloz, 2013, 2 ème edition, 2017

7 La formule est due à un éminent juriste français, mon ami M. Bruno Genevois.

8 Je me permets de citer mon livre : « La CEDH - Des juges pour la liberté » (Dalloz, 2ème édition, 2017).

9 Article 46, premier §, de la Convention européenne des droits de l’homme.

10 Au cours de telles visites, j’ai eu l’honneur et le plaisir de me voir décerner par des Universités nationales des doctorats honoris causa, dans trois pays différents (la Roumanie, la Slovaquie, la République Tchèque).

11 Je me suis par exemple rendu en Fédération de Russie peu de temps après mon élection. Je pense avoir commencé de semer à cette occasion, à travers un dialogue parfois difficile mais franc et amical, des graines qui ont à terme porté des fruits, sous la forme de la ratification tardive par cet Etat du Protocole n° 14 à la Convention portant réforme de la CEDH. Cet instrument indispensable a pu ainsi entrer enfin en vigueur, et d’une certaine façon cela a sauvé la Cour de l’asphyxie due à un stock considérable d’affaires pendantes.

12 Je fus aussi reçu ensuite entre autres par le Président de la République, M. Boris Tadic.

13 Les enfants sont parfois les parents de leurs parents… 

14 J’ai ainsi été surpris de découvrir la grande timidité d’un chef d’Etat que j’ai reçu à Strasbourg, et qu’il m’a fallu en quelque sorte mettre à l’aise !