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Arrière plan de l'événement
13 septembre 2019

Une histoire vénitienne

1990

Gianni BUQUICCHIO

À la fin des années 1980, le vent de la démocratie qui avait soufflé sur l’Europe du Sud quinze ans auparavant, avant de franchir l’Atlantique pour balayer l’Amérique latine, s’apprêtait à déferler sur l’Europe centrale et orientale. C’est dans ce contexte que furent posés les premiers jalons de ce qui allait devenir une des success stories du Conseil de l’Europe : la Commission pour la démocratie par le droit, plus connue sous le nom de « Commission de Venise ». Gianni Buquicchio, qui préside aujourd’hui l’institution après avoir contribué à sa création, nous en raconte l’histoire.

Mon histoire européenne a commencé à l’automne 1970, avec un stage – suivi d’un contrat temporaire – au Conseil de l’Europe, à la direction des Affaires juridiques, alors que j’avais commencé une carrière universitaire en droit international à l’Université de Bari, ma ville natale. Le jeune Italien du Sud que j’étais avait suivi avec passion les premières étapes de la construction d’une Europe unie, ouverte et solidaire, fondée sur la démocratie et les droits de l’homme, et je pouvais en voir tous les jours un contre-modèle, puisque de l’autre côté de l’Adriatique se situait ce qui était alors un «trou noir» sur la carte géopolitique du continent: l’Albanie d’Enver Hoxha. Outre mon engagement européen, et le désir de comparer mes connaissances théoriques de droit international avec la réalité d’une organisation internationale, j’avais une autre motivation, moins avouable: celle de retarder autant que possible, voire d’éviter, mon incorporation dans l’armée italienne – le service militaire était à l’époque encore obligatoire dans mon pays, et je n’avais que fort peu de goût pour le port de l’uniforme et la chose militaire.

Avec mes collègues juristes, nous travaillions dans l’ancien Palais des droits de l’homme, construit en 1965 pour accueillir la Cour et la Commission européennes des droits de l’homme. Ses architectes avaient conçu un bâtiment en carré, dont la forme (équité entre les quatre côtés de l’édifice) et l’aspect (un immeuble bas, massif) étaient en lien avec sa fonction. Il était équipé d’un ascenseur de deux étages, dans lequel j’ai fait ma première grande rencontre : celle d’une jeune et charmante collègue, une juriste néerlandaise prénommée Maud. J’aurais certes préféré me trouver dans un ascenseur de l’Empire State Building, et gravir avec elle ses 381 mètres et ses 102 étages, mais ce court trajet fut suffisant pour changer le cours de nos vies, en liant nos deux destins d’une façon qui s’avéra indissoluble.

La grande affaire des années 1970 au Conseil de l’Europe fut l’effondrement des régimes dictatoriaux qui sévissaient en Grèce, en Espagne et au Portugal. Dix-neuf mois à peine s’écoulèrent entre la Révolution des œillets, en avril 1974, et la mort de Franco, en novembre 1975, qui allaient permettre une première réconciliation de l’Europe avec elle-même. Cette vague de démocratisation allait franchir l’Atlantique et toucher, l’un après l’autre, des pays qui avaient été autrefois des colonies espagnoles ou portugaises: l’Équateur en 1978, le Pérou en 1980, la Bolivie en 1982, l’Argentine en 1983, l’Uruguay en 1984, le Brésil en 1985, le Chili en 1989. L’Histoire était en marche et, malgré les changements spectaculaires intervenus en URSS avec l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985, très peu d’entre nous imaginaient que la vague allait revenir vers notre vieux continent avec la force d’un tsunami...

C’est dans ce contexte que je fis ma deuxième grande rencontre, en la personne d’Antonio La Pergola. Juriste émérite, spécialiste de droit constitutionnel, Européen de cœur et d’esprit, c’était un personnage extraordinaire, un visionnaire débordant d’idées, souvent incompréhensibles pour le commun des mortels, et donc irréalisables. Une de ces idées, qu’il plaçait dans le double contexte des événements en Amérique latine et des changements en cours en Europe de l’Est, était la création d’un forum international de constitutionnalistes pour le développement de la démocratie et de l’État de droit. En tant que président de la Cour constitutionnelle italienne, il avait développé des relations étroites avec ses pairs en Europe de l’Ouest et en Amérique latine, et se posait la question de l’existence de principes constitutionnels communs à toutes les démocraties, au-delà des clivages politiques, sociaux ou culturels. En 1988, devenu ministre italien des Affaires européennes, il avait fait part de ses réflexions à Marcelino Oreja, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, lors d’une visite officielle de ce dernier dans son pays. À son retour d’Italie, Oreja – qui avait été dans ses jeunes années l’élève d’Antonio La Pergola à l’Université de Bologne, avant de devenir ministre des Affaires étrangères de l’Espagne post-franquiste – m’avait demandé d’aller à Rome afin d’étudier les modalités de mise en œuvre de cette initiative. Ce fut ma première rencontre avec Antonio.

Nous discutâmes longuement de ses idées, conscients de la nécessité d’être prêts à aider les pays d’Europe centrale et orientale le jour où – nous n’imaginions pas à quel point il était proche ! – le rideau de fer s’ouvrirait. C’était pour nous une priorité évidente, mais les esprits n’y étaient pas vraiment préparés. En mai 1988, lorsque l’ambassadeur Antici, représentant permanent de l’Italie auprès du Conseil de l’Europe, sonda le Comité des ministres au sujet de la création d’un tel organisme au sein de l’Organisation, l’accueil fut très mitigé. Toucher au droit constitutionnel, donc au cœur même de la souveraineté des États, n’était guère « politiquement correct », et seul un Italien aussi sympathique que farfelu pouvait avoir une telle velléité !

Venise, un lieu attractif pour convaincre les ministres

Pour sortir de l’impasse, nous imaginâmes de réunir une conférence ministérielle sur « le développement de la démocratie par le droit », dans un lieu qui pourrait s’avérer attractif pour les ministres, quand bien même son ordre du jour n’emporterait pas vraiment leur adhésion. Florence a longtemps tenu la corde, mais le ministre italien des Affaires étrangères Gianni De Michelis, Vénitien de souche, finit par convaincre La Pergola de réunir la conférence dans la cité des Doges, ce qui s’avéra un excellent choix.

À la conférence qui se tint les 31 mars et 1er avril 1989 à la Fondation Cini, sur l’île de San Giorgio à Venise, participèrent de nombreux ministres des Affaires étrangères et de la Justice des États membres du Conseil de l’Europe. Dans leur déclaration finale, les ministres constatèrent que « la création d’une Commission pour la démocratie par le droit pourrait, dans ce moment particulier, apporter une contribution remarquable à l’examen des développements politiques dans les États non membres du Conseil de l’Europe, ainsi que dans les États non européens ».

À l’évidence, par l’expression – prudente – d’« États non membres du Conseil de l’Europe », on pensait déjà à l’immense chantier constitutionnel qui pourrait s’ouvrir en Europe centrale et orientale. Par ailleurs, en suivant les idées de La Pergola sur la portée géographique extra-européenne de la Commission, une référence explicite était faite à la coopération avec des États non européens. Ce qui explique aussi, à ce stade, l’omission de l’adjectif « européenne » pour qualifier ladite commission.

La proposition de création de ce que l’on surnommait à l’époque « Commission La Pergola » fut mise à l’ordre du jour du Comité des ministres en mai 1989, lors de la célébration du quarantième anniversaire du Conseil de l’Europe.


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Gianni BUQUICCHIO

Né en 1944 à Bari (Italie). Docteur en droit de l’Université de Bari, il rejoint le Conseil de l’Europe en 1971. Il a été notamment responsable des conférences européennes des ministres de la Justice et du service du Conseil juridique et du bureau des Traités, puis a contribué à la création (1990) et au développement de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (« Commission de Venise »), dont il a été dirigé le secrétariat. Fin 2009, il quitte ses fonctions au Conseil de l’Europe et est élu président de la Commission de Venise. Il a été réélu à plusieurs reprises, la dernière en 2017.