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angle-left null Fighting a dictatorship in the “homeland of democracy”
Arrière plan de l'événement
12 septembre 2019

La patrie de la démocratie bafouée

La crise grecque – 1967-1969

Peter LEUPRECHT

Avec le coup d’État militaire intervenu en Grèce au printemps 1967, le Conseil de l’Europe a vécu sa première crise grave. Celle-ci révéla l’importance politique de l’Assemblée parlementaire. En parallèle avec des recours interétatiques devant la Commission européenne des droits de l’homme, l’action du Conseil de l’Europe entraîna le retrait de la Grèce lors d’une session historique du Comité des ministres en décembre 1969. Cette décision contribua grandement à l’isolement, puis à l’effondrement du régime des colonels, suivis du retour à la démocratie et de la réintégration de la Grèce au sein du Conseil de l’Europe, fin novembre 1974. Peter Leuprecht, Secrétaire général adjoint du Conseil de l’Europe (1993-1997), nous en raconte l’histoire.

La brise est fraîche, le ciel et la mer d’un bleu éclatant, les îles couvertes de neige – un spectacle saisissant. Nous ne sommes pas sur la mer Baltique, mais sur l’Égée, en décembre 1967. J’accompagne le sénateur néerlandais Willem E. Siegmann, rapporteur de l’Assemblée pour la Grèce. Le but de notre voyage n’est nullement touristique; nous nous rendons dans les îles pour rendre visite à des «opposants» internés après le coup d’État du 21 avril 1967.

« Le coup des colonels » est un choc pour la Grèce : la Constitution est abolie, la loi martiale et la censure sont instituées, de nombreux « opposants » sont arrêtés. C’est aussi un choc pour l’Europe et l’encore jeune Conseil de l’Europe, une attaque frontale contre les valeurs fondatrices de l’organisation : démocratie pluraliste, État de droit et droits de l’homme. Le Conseil était conçu comme un rempart contre la dictature ; or, pour la première fois dans son histoire, une dictature venait d’être instaurée au sein même de l’un de ses États membres, par ailleurs souvent appelé « patrie de la démocratie ».

L’« affaire grecque » allait devenir un test de la solidité de notre organisation et de son attachement à ses principes fondamentaux. Et moi, jeune fonctionnaire au greffe de l’Assemblée, j’allais être propulsé au cœur de cette affaire. Ce serait l’une de mes plus passionnantes expériences.

C’est l’Assemblée parlementaire qui a été le moteur de l’action du Conseil contre le régime militaire en Grèce. M. Siegmann ayant cessé de siéger à l’Assemblée, il a été remplacé comme rapporteur par le député néerlandais Max van der Stoel, infatigable combattant contre la dictature, qui est devenu un très cher ami. À l’instar de son prédécesseur, Max van der Stoel a effectué de nombreuses visites sur le terrain. J’ai eu le privilège de les accompagner et de les aider à préparer leurs rapports.

Redoutables dictateurs d’opérette

Nous avons vu de près les principaux protagonistes du drame. Il y avait évidemment les membres de la junte. Ils faisaient un peu dictateurs d’opérette, mais sous ce vernis, le régime était extrêmement dur à l’égard de ses « ennemis ». Les « colonels » paraissaient dérisoires, mais ils étaient redoutables. Ils étaient plutôt incultes. Leur vision du monde était simple : il y avait, d’un côté, les bons hellènes patriotiques et chrétiens et, de l’autre, les « ennemis », les « communistes ».

Le chef de la junte, Georgios Papadopoulos, se lançait dans de grands discours décousus, creux et confus. Il adorait les métaphores médicales : c’est lui qui était le médecin de la Grèce qui avait dû lui administrer un plâtre, et c’est lui qui déciderait quand on pourrait l’enlever. Parmi ses signes distinctifs extérieurs : d’énormes boutons de manchettes « 21 avril ».

Stylianos Pattakos, Vice-Premier ministre, faisait plutôt paysan et bouffon. Il crachait dans ses doigts avant de tourner une page et, comme il se doit pour un bon militaire, il visait très bien. Il ne s’embarrassait pas de formules diplomatiques ; son langage était cru. Selon lui, les anciens Premiers ministres Panagiotis Kanellopoulos et Georges Papandreou étaient des « fous ». Il accusait le Premier ministre de la Suède, Tage Erlander, de soutenir la guerre civile en Grèce : « S’il se rend dans le pays nous l’internerons dans une île. »

Ioannis Ladas, devenu commandant de la police militaire et plus tard ministre de l’Intérieur, était un sinistre personnage. Un de ses acolytes, probablement pour nous rassurer, nous chuchotait à l’oreille : « You see, he does not eat people ! » Cependant, il était un des principaux responsables de la torture, « pratique administrative courante » du régime, selon la Commission européenne des droits de l’homme.

Les membres de la junte présentaient leur putsch comme une « révolution ». En réalité, il n’y en avait point ; un coup d’État n’est pas une révolution, une dictature non plus. Dans le discours officiel, il était beaucoup question des « objectifs de la révolution ». Cependant, ceux-ci étaient vagues ; l’un d’entre eux était « la rééducation du peuple grec ». Ioannis Ladas a aussi souligné la nécessité de « rééduquer la presse ».

Le régime affectionnait les références religieuses. En 1968, nous étions à Athènes à la Pâque orthodoxe. D’énormes affiches célébraient la « résurrection du peuple grec ». Des avions volant à basse altitude arrosaient la ville d’une pluie d’œufs de Pâques multicolores avec l’inscription : « Une Grèce de Grecs chrétiens. » C’était l’un des slogans de propagande du régime.


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Peter LEUPRECHT
Doctorant en droit à l’Université d’Innsbruck (Autriche). 1961-1997 : fonctionnaire au secrétariat de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ; 1976-1980 : secrétaire du Comité des ministres ; 1980-1993 : directeur des droits de l’homme ; 1993-1997 : Secrétaire général adjoint ; 1997-1999 : professeur temporaire à l’Université McGill et à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et conseiller au ministère de la Justice du Canada ; 1999-2003 : doyen de la faculté de droit de l’Université McGill ; 2004-2008 : directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal et professeur de droit international public au département des sciences juridiques de l’UQAM. Auteur de nombreuses publications dans le domaine du droit international et des droits de l’homme, notamment « Raison, justice et dignité : A Journey to Some Unxplored Sources of Human Rights ». 2000-2005 : représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies pour les droits de l’homme au Cambodge.