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Arrière plan de l'événement
13 septembre 2019

De nouveaux horizons pour le vieux continent

1982-1997

Anna CAPELLO

En arrivant dans la petite ville de Puerto de Santa Maria dans le sud de l’Espagne entre Gibraltar et la frontière portugaise un après-midi ensoleillé de février 1982, je me retrouvai dans un monde fait de lumière étincelante, chaleur enveloppante et couleurs vives que j’associais à l’été, les vacances, le bien être, enfin, le bonheur.

Debout sur la terrasse de l’hôtel qui donnait sur l’océan atlantique, je regardais loin devant moi dans le bleu-vert de l’eau qui rejoignait le bleu du ciel dans une brume ensorcelante quand je détectai une ligne brune entre les deux. L’expert du Ministère de Madrid qui m’accompagnait se rendit compte des vagabondages de mon regard et s’empressa de m’expliquer : « c’est l’Afrique là-bas ». Je fus surprise, même si c’était bien sûr tout à fait logique, car je n’avais pas vraiment réalisé cette proximité géographique avec le continent africain que l’entrée de l’Espagne et du Portugal quelques années auparavant avait apportée au Conseil de l’Europe.

Il régnait dans ce coin d’Europe un enthousiasme contagieux pour l’idéal européen qui était perceptible dans tous les aspects de la vie quotidienne, bien au-delà des démarches officielles, une fierté de faire enfin partie du monde démocratique qui était visible sur les visages souriants des gens qui m’accueillaient chaleureusement et s’empressaient de me montrer, comme partout ailleurs, leur terre, leur culture, leur savoir-faire. C’est ainsi que, après avoir hissé le drapeau européen devant la mairie, je me retrouvai dans les arènes, sur le sable à la place du torero, le nez en l’air, fixant les gradins imposants tout autour de moi, gradins que j’imaginais dans la chaleur étouffante des soirées d’été, pleins de monde applaudissant, hurlant ou encore silencieux selon les temps du combat : une vue imposante, exaltante et en même temps écrasante. Par contre, j’avoue avoir préféré m’abstenir d’imaginer le taureau à mes côtés.

A cette époque je m’occupais d’éducation scolaire, sujet qui en Espagne faisait l’objet de réformes en profondeur après les années de la dictature, menées dans le but d’affirmer les aspirations qui avait été suffoquées pendant des décennies. En d’autres mots, un sacré chantier où s’entremêlaient le désir de rompre l’isolement en modernisant les programmes et les approches pédagogiques, les revendications régionales porteuses de diversité culturelle ainsi qu’un besoin de laïcité comme affirmation de démocratie. Devant tant de motivation et d’enthousiasme, je ne pouvais qu’écouter ces discussions captivantes, en me demandant comment nous pouvions les aider à éviter les mêmes erreurs et à faire face aux mêmes difficultés auxquelles d’autres avaient déjà été confrontés, avec plus ou moins de succès, sans
pour autant que notre intervention ne freine les nouveaux arrivés dans leur élan de
construction d’une démocratie.

Je précise qu’à l’époque le concept de travail d’assistance technique n’existait pas au Conseil de l’Europe et que seuls les comités intergouvernementaux ou conventionnels faisaient partie de notre quotidien. Toutefois, je reste convaincue qu’une certaine forme d’assistance informelle se développait par les contacts intergouvernementaux dans un contexte économique et politique plus favorable à la construction européenne et plus ouvert à l’innovation, l’étranger et la diversité comme éléments d’enrichissement mutuel.

En rentrant à Strasbourg, les yeux encore pleins d’images colorées et la tête d’idées nouvelles, j’ai croisé mon chef, un Anglais très sympathique pur produit britannique, qui me demanda comment ma mission s’était passée. J’essayai de résumer de mon mieux les faits ainsi que les impressions de mon voyage qu’il écouta attentivement. Quand j’eus terminé, il me dit : « Mais alors, ce n’est pas dangereux d’aller en Espagne ! ».

Ainsi commença l’élargissement du Conseil de l’Europe, vers l’ouest, rapidement oublié par l’ampleur de celui qui suivit quelque dix ans plus tard vers l’est et qui a profondément bouleversé la composition géographique, la palette des langues, la richesse culturelle ainsi que la variété du bagage historique de l’Organisation.

Des Etats qui pendant des décennies avaient été à la frontière du Conseil de l’Europe, comme l’Autriche ou la Finlande, devinrent soudainement centraux, et d’autres qui avaient été isolés du coeur du continent, comme la Grèce et la Turquie, acquirent une continuité territoriale inespérée.
Dans les actualités nous entendions chaque jour d’abord des noms avec lesquels nous étions certes familiers mais qui n’avaient pas fait partie jusqu’alors de notre savoir, et encore moins de notre savoir-faire : Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie, Bulgarie. Tous ceux-là nous les connaissions comme « les pays frères », pas les nôtres, mais ceux du pacte de Varsovie, dans ce cadre politique forgé à l’issue de la deuxième guerre mondiale qui était en train de disparaitre sous nos yeux sans qu’un remplacement clair ne se dessine.

Ensuite, apparurent des noms nouveaux, qui nous poussaient à feuilleter des livres, Mr Google n’étant pas encore né, afin d’essayer de comprendre les sursauts en proie desquels se trouvait notre continent et, par conséquent, notre Organisation. Nous redécouvrîmes qu’il existait une Géorgie dans le Caucase et non seulement aux Etats-Unis, et une Arménie dont un tremblement de terre nous avait rapproché, que trois pays avaient à nouveau pignon sur rue au bord de la mer Baltique et que la Yougoslavie ne ressemblait pas vraiment au pays rêvé des jeunes soixante-huitards pour des vacances hors de portée du capitalisme occidental.

Je me rendis compte que ma génération était soit trop jeune soit trop vieille pour connaître la géographie qui émergeait des changements dont nous étions témoins : portée par une histoire que nous ne connaissions pas, nous nous découvrions les enfants de Yalta, prisonniers de la dichotomie de la guerre froide, conséquence d’une guerre mondiale qui pesait lourd sur notre vécu d’enfants du boom économique dans une Europe occidentale porté par le plan Marshall.
Nos parents, par contre, savaient à quoi l’Europe ressemblait « avant ». C’est-àdire, avant la deuxième guerre mondiale, avec des dictatures fruits des conséquences d’un conflit qui à l’aube du XXe siècle avait mis fin à un ordre politique et économique séculaire, laissant le continent exsangue et en proie à des aspirations de revanche multiples sans pour autant aboutir à une alternative viable, ce qui conduisit presque inévitablement à la naissance des mouvements nationalistes de l’entre-deux-guerres et au deuxième conflit mondial du XXe siècle. Par exemple, je découvris avec étonnement que la génération de mes parents connaissait la géographie de la Yougoslavie (ou plutôt de l’ex-Yougoslavie) très bien, surtout entre
Trieste et la côte albanaise. Parfois même mieux que celle des pays du nord de l’Europe.

A présent, quand en Europe de l’est on vous dit « avant » cela veut dire pendant le communisme. Mais au fond, n’est-ce pas un peu le même concept ? L’idée d’une rupture qui s’est introduite dans l’évolution de l’histoire que nous pensions linéaire, pour reprendre la trajectoire interrompue par des événements violents issus d’une situation qui a échappé au contrôle de ceux qui gouvernaient, ou du moins, pensaient le faire ?

D’autre part, mes enfants eux, ont appris à l’école la nouvelle géographie européenne comme une évidence, une vérité à laquelle ils pouvaient s’accrocher pour appréhender, comprendre et construire l’identité du continent. Bien entendu ils ont aussi appris que « il était une fois l’Union Soviétique » et la guerre froide, que l’Europe était séparée en deux par un rideau de fer, au sens figuré du terme bien entendu. Figuré ? J’essayai de leur décrire mon expérience d’une visite sur la frontière entre les deux Allemagnes avec son lot de barbelés, de miradors et de « no man’s land ». Ou encore mon premier contact avec le mur de Berlin lors d’une conférence des ministres européens de la culture en 1983 au Bundestag, dans un bureau situé suffisamment haut dans les étages, pour profiter d’une vue imprenable, au-delà du mur, sur les bâtiments d’Unter den Linden dont les fenêtres donnant à l’ouest étaient murées. Et aussi la séparation de Gorizia – ville de frontière entre l’Italie et la Slovénie - en deux sur la place de la gare qu’aujourd’hui seule une plaque au sol avec deux dates commémore : 1947-2007. Ayant le sentiment que mon point de vue ne collait pas tout à fait avec la version officielle de l’éducation nationale, je ne poussai pas le raisonnement plus loin par crainte de me retrouver convoquée à un tête-à-tête avec un professeur d’histoire-géo pas très bien disposé à mon égard.

L’URSS (pour la petite histoire, en italien URSS se prononce comme « ours » en français : impossible pour un francophone de ne pas songer à « l’ours russe ») par contre était l’entité politique et géographique qui pour ma génération désignait la partie est du continent européen, et cela indépendamment du fait qu’elle s’étendait jusqu’à l’océan pacifique. On nous avait appris qu’il y avait « nous » et « eux », les bons et les méchants comme dans les films des cow-boys et des indiens de notre enfance (quoi que, on se rend compte en grandissant que les méchants ne sont peut-être pas toujours ceux qu’on veut nous faire croire …).

Entre « nous » et « eux » la version de la carte géopolitique de l’Europe qui nous était servie indiquait la présence d’un pays « non-aligné », autrement dit, qui n’était d’accord ni avec « nous » ni avec « eux », mais avec qui nous pouvions à peu près discuter et même, pour les plus téméraires, s’y rendre en vacances.
Au vu des événements qui étaient en passe de se dérouler, je ne pouvais que constater que cette configuration géopolitique n’était pas immuable comme nous avions été induits à croire. J’avais la nette sensation que nous avions été bernés, trompés pendant tant d’années, ou du moins qu’on nous avait occulté une partie de la vérité qui nous éclatait maintenant en pleine figure. La réunification du continent était sortie du domaine des rêves pour entrer dans celui du possible, nous laissant le vague sentiment que la fin de la séparation physique du continent n’entraînait pas automatiquement la fin d’autres barrières – sociales, culturelles, linguistiques ou encore historiques - plus subtiles et difficiles à dompter, et nous poussait nous, petits ouvriers de cette mutation, vers un monde inconnu.

Bref, le Conseil de l’Europe changeait à vitesse grand V, et notre travail aussi. La question qui se posait à nous était : comment permettre aux nouveaux Etats de rattraper le travail effectué par les autres membres depuis 40 ans de création des institutions démocratiques, de convergence des cadres législatifs et de compatibilité des pratiques afin de pouvoir ensuite avancer ensemble de façon harmonieuse ? La réponse qui s’imposa était on ne peut plus logique : on va les aider. Ainsi naquit l’assistance technique, le troisième pilier du travail du Conseil de l’Europe.
Au départ l’Organisation fit preuve d’un optimisme à toute épreuve étant donné que le nouveau titre budgétaire créé aux fins de développer des programmes d’assistance technique avec les pays de l’Europe centrale et orientale, l’était pour une durée de cinq ans. Rattraper 40 ans en cinq ans c’est une marche forcée, une illusion fruit de l’inconscience collective, ou d’une insouciance de jeunesse (notre expérience en la matière était en effet très jeune), ou d’une foi en soi inébranlable, ou les trois.

N’empêche que le travail démarra, que nous commençâmes à mieux nous connaître, que des erreurs se firent et que nous apprîmes d’elles, j’espère, pendant que les limites géographiques de l’Organisation étaient repoussées vers l’est et le sud-est.
Ce ne fut pas toujours facile, et nous dûmes trouver les bons arguments pour convaincre, pour rendre l’Europe compréhensible, pour expliquer que toute démocratie ne peut être viable que si elle s’appuie sur l’état de droit et les droits de l’homme et cela pour toute personne vivant sur le territoire de nos Etats membres.

En même temps, nous nous rendîmes compte que toute imposition de notre part d’une solution miracle, d’une approche standardisée à un problème donné ne pouvait avoir des effets positifs à long terme, que chaque réalité devait être prise en compte, que les standards européens pouvaient – et devaient – se décliner dans une variété de solutions pratiques différentes, et que les mieux placés pour identifier la meilleure dans chaque contexte étaient les pays eux-mêmes, pourvu que les normes communes soient respectées. Nous ne pouvions que les accompagner.

Discours parfois très dur à entendre par des interlocuteurs convaincus que la baguette magique pour créer un état démocratique était à leur portée. La démocratie n’est pas une magie, c’est une alchimie délicate dont la formule doit être transmise de génération en génération et si par malheur elle devait venir à s’égarer, l’histoire nous a montré que le prix à payer pour la redécouvrir est très élevé. Lorsque les sirènes du nationalisme et du populisme approchent des bateaux navigant sur la mer, parfois tranquille parfois agitée, les risques de s’échouer sur les rochers, loin de leur port d’attache, deviennent inévitablement très élevés. Seule la volonté des équipages pourra assurer le salut des navires dans leur ensemble, leur permettre de garder le cap et de sauver leur biens, leur vie, leur héritage pour les générations futures.

Pour que le bateau « Europe » continue sa route sans s’égarer ou s’échouer, il doit s’adapter à la nouvelle géographie et aux évolutions de l’histoire, sans toutefois oublier les faits qui ont abouti à sa création et le désir des pères fondateurs d’éviter toute dérive similaire.
Pour ma part, j’ai toujours gardé la lumière de Puerto de Santa Maria dans mon regard sur les Etats membres et l’énergie qui s’en dégageait pour nourrir cette volonté.