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angle-left null Travels beyond the Iron Curtain
Arrière plan de l'événement
13 septembre 2019

Voyages au-delà du rideau de fer

1987-1988

Bruno HALLER

Suite à l’adoption de l’« Ostpolitik » du Conseil de l’Europe en 1985, les relations entre le Conseil de l’Europe et certains pays « de l’Est » se sont développées, notamment à travers la coopération culturelle. Grâce à la politique d’ouverture et de coopération menée par Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’URSS, la question d’un rapprochement politique s’est peu à peu posée, avec sa cohorte de défis, de risques et d’opportunités. C’est dans ce contexte inédit que le Secrétaire général Marcelino Oreja a accompli trois visites officielles dans des pays d’Europe centrale ou orientale à la fin des années 1980 : la Hongrie, la Pologne et la Yougoslavie.

Dans le cadre de l’« Ostpolitik » mise en place sous la présidence allemande du Comité des ministres entre janvier et avril 1985, le Secrétaire général reçut le mandat « de mettre en évidence et de proposer les domaines dans lesquels il serait possible de resserrer la coopération avec les États qui ne sont pas membres du Conseil de l’Europe ou parties de la Convention culturelle européenne », étant implicitement entendu qu’il se rendrait dans les pays visés pour en discuter de vive voix avec les autorités compétentes.

C’est ainsi que furent organisées des visites officielles en Hongrie (18-21 juin 1987), Pologne (9-12 mars 1988) et Yougoslavie (1-2 novembre 1988). Une visite en Tchécoslovaquie était aussi envisagée, mais elle a dû être reportée en raison des tensions entre les autorités du pays et leurs opposants – dont le célèbre «Mouvement de la Charte 77» animé par Vaclav Havel – qui aboutirent à la chute du régime lors de la Révolution de velours fin 1989. Ces visites, prémices du futur élargissement de l’Organisation, furent très éclairantes et nous firent découvrir des problématiques qui ont resurgi par la suite lors des procédures d’adhésion.

Le ministre Genscher nous avait suggéré de prendre contact avec l’Académie hongroise des sciences à Budapest, qui était souvent utilisée par les autorités pour les contacts avec l’Europe de l’Ouest. L’ambassadeur d’Autriche, Hans Knitel, nommé à Strasbourg en janvier 1985 et qui s’était engagé très activement dans le projet d’ouverture du Conseil à l’Europe de l’Est, nous donna les informations pratiques pertinentes. Et c’est ainsi qu’une invitation fut adressée par l’Académie des sciences à Marcelino Oreja de se rendre à Budapest pour y prononcer un discours lors d’une séance solennelle. C’est aussi l’Académie qui se chargea de coordonner le programme des entretiens avec les autorités hongroises au ministère des Affaires étrangères et au ministère de la Culture et de l’Éducation, notamment. Il y eut aussi des contacts informels avec le Front populaire patriotique, que j’ai organisés directement.

« La Hongrie, hirondelle qui annonce le printemps »

Le lendemain de notre arrivée à Budapest, nous fûmes chaleureusement accueillis par le président de l’Académie des sciences, Ivan Berend, dans le bel édifice néo-renaissance illuminé par un beau soleil d’été avec ses belles statues dont celles – entre autres – de Newton, Galilée, Descartes et Leibniz. Le discours, prononcé le 19 juin 1987 devant une salle comble et des participants, académiciens et représentants des institutions officielles, très attentifs, avait pour thème « Identité culturelle européenne et protection du patrimoine culturel européen », décliné en trois points : l’existence d’une histoire et d’un patrimoine largement communs ; la confrontation à des défis communs ; et la nécessaire conscience d’un avenir commun.

Le Secrétaire général souligna l’esprit d’ouverture et la volonté de coopération qui animait le Conseil de l’Europe, mais aussi sa mission particulière de promouvoir la démocratie pluraliste, la prééminence du droit et la protection des droits de l’homme et des libertés. L’audience apprécia particulièrement cette déclaration: «L’Europe de l’Est est une mosaïque et non pas un bloc. Les Hongrois ont été les premiers à reconnaître l’importance des nouvelles idées sur l’Europe en raison de nos liens historiques très forts. Même dans les temps les plus durs, la Hongrie s’est efforcée de maintenir des relations avec le Conseil de l’Europe. Pour le moment, elle est la seule à manifester son intention de coopérer avec lui, telle la première hirondelle annonçant les prochains changements.»

Les réunions qui ont suivi avec les autorités confirmèrent que le discours avait été bien perçu à ce niveau également, avec des affirmations sans équivoque telles que : « Les relations entre les deux parties de l’Europe sont trop tributaires des relations entre l’Union soviétique et les États-Unis : si elles étaient plus équilibrées, elles pourraient éventuellement améliorer celles entre les deux superpuissances » ; « Le Conseil de l’Europe a été perçu autrefois à l’Est comme un instrument de la guerre froide, mais il manifeste actuellement une plus grande ouverture : la Hongrie souhaite en profiter pour s’insérer dans son cadre multilatéral et développer des relations plus étroites avec ses pays membres ».

Au ministère hongrois des Affaires étrangères, nous avons rencontré, dans des entretiens distincts, le ministre Péter Varkonyi et le Secrétaire d’État Gyula Horn, ce dernier paraissant plus ouvert au dialogue et se montrant assez direct dans l’expression de ses opinions. Les salutations faites, il nous emmena à la fenêtre de son bureau en disant : « Nous avons une “Maison-Blanche” à Budapest. Elle est en face de nous. C’est la maison du Parti. Cette Maison doit se réformer et s’ouvrir aux changements voulus par la société pour que nous puissions préparer notre adhésion au Conseil de l’Europe. » Pendant l’échange de vues, il souligna l’engagement de son pays dans le processus de suivi de l’Acte final d’Helsinki et fit référence à ses bonnes relations avec les ministres des Affaires étrangères d’Allemagne et d’Autriche, Hans-Dietrich Genscher et Alois Mock, avec lesquels il se concertait régulièrement. Il nous paraissait faire partie des réformateurs les plus déterminés à faire évoluer le système politique dans son pays et, de fait, il a joué un grand rôle dans la transition démocratique pacifique et négociée de son pays.

Au ministère de la Culture et de l’Éducation, c’est le ministre Béla Köpeczi qui nous reçut. Il déclara au Secrétaire général que c’était le concept d’identité culturelle européenne développé par le Conseil qui avait inspiré en grande partie l’attitude positive hongroise lors des travaux du Forum culturel tenu peu auparavant à Budapest, et qui avait conduit son pays à appuyer 80 % des propositions des pays d’Europe occidentale. Il souhaitait que des coopérations concrètes se développent rapidement avec le Conseil et cita plusieurs exemples d’activités dans les secteurs dont il avait la charge : la culture, l’éducation et la jeunesse en particulier.

Il y eut aussi une rencontre intéressante avec le ministre de l’Économie, Tamas Beck, qui n’a pas caché la situation économique et financière catastrophique de son pays avec une dette extérieure avoisinant une vingtaine de milliards de dollars et une cinquantaine de grandes entreprises, mal gérées et déficitaires, à vendre. Il croyait cependant en la capacité de la Hongrie de se relever en s’appuyant notamment sur les petites et moyennes entreprises ayant survécu à la collectivisation et ayant maintenu des relations avec des entreprises similaires dans les pays voisins de l’Ouest. Cela étant, plusieurs milliards de dollars d’investissements étrangers seraient nécessaires pour relancer les secteurs vitaux et éviter un chômage de masse qui serait insupportable pour la population. Il fit état des démarches en cours avec la Communauté européenne en vue de la conclusion d’un accord économique.

Un bilan positif et un suivi efficace

Nous avons retiré une très bonne impression de cette visite, qui montra clairement la volonté des autorités de coopérer avec le Conseil et qui, effectuée au bon moment, permit de mettre en route un processus de rapprochement. Une délégation de hauts fonctionnaires hongrois se rendit à Strasbourg quelques mois plus tard, les 12 et 13 octobre 1987. Des réunions furent organisées avec les directions opérationnelles concernées (culture, éducation, jeunesse, environnement, pouvoirs locaux, santé et coopération juridique) et nous passâmes en revue avec nos hôtes hongrois toutes les activités susceptibles de les intéresser. Plusieurs projets de coopération furent esquissés dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la jeunesse, et mis en œuvre sans tarder. Cela fut très apprécié par nos nouveaux partenaires.

Gyula Horn vint à Strasbourg les 2 et 3 mai 1988 pour rencontrer le Secrétaire général et discuter avec lui des conditions à remplir pour adhérer au Conseil de l’Europe, et des réformes qui devraient être faites auparavant ou engagées à cette fin. La réunion entre les deux hommes fut très cordiale et, d’emblée, le ministre dit au Secrétaire général combien son discours à l’Académie des sciences avait été apprécié. Il ne cacha pas le fait que lui-même avait été très touché par la métaphore poétique présentant la Hongrie comme la « première hirondelle qui annonce les prochains changements en Europe de l’Est ».

Il fit ensuite une conférence très substantielle dans le cadre d’une réunion commune de deux commissions de l’Assemblée, celle des questions politiques et celle des relations avec les pays européens non membres. Il y tint des propos très encourageants sur « la garantie et l’élargissement des droits de l’homme comme critère le plus important de l’humanisme et de la démocratie » et sur « l’héritage culturel commun qui constitue un des liens les plus importants des nations de l’Europe ». Cette visite fut aussi l’occasion pour moi de nouer un lien personnel, et je découvris – lors d’un déjeuner en cercle restreint au bowling de l’Orangerie – un homme chaleureux, courtois et ouvert, très réfléchi et mesuré dans ses propos, tout en étant convaincu que le destin de son pays était nulle part ailleurs qu’en Europe.

Le contexte était favorable, car les choses avaient commencé à bouger au plus haut niveau en Hongrie. Au congrès du Parti socialiste ouvrier hongrois (PSOH), Karolyi Grosz avait remplacé Janos Kadar au poste de Secrétaire général du parti. C’était un réformateur prudent qui se déclarait favorable à un passage graduel du parti unique au pluripartisme et qui inspira des mesures concrètes donnant plus de droits et de libertés à la population.

Ainsi, à partir du 1er janvier 1988, tous les Hongrois eurent la faculté de demander un passeport pour tous les États du monde, et des centaines de milliers de personnes avaient immédiatement saisi cette opportunité. Le 1er janvier 1989, la liberté d’aller à Vienne sans visa et d’y faire leurs achats leur fut octroyée. Le principe du multipartisme fut accepté en février.

De son côté, Gyula Horn, nommé ministre des Affaires étrangères, entreprit des négociations avec le Kremlin, couronnées de succès puisqu’il put annoncer au mois d’avril 1989 que l’Union soviétique avait accepté de retirer ses troupes en 1991.

Le 27 juin 1989, Alois Mock et lui se retrouvent à la frontière austro-hongroise et ils cisaillent ensemble les barbelés du rideau de fer, en présence de très nombreux journalistes. Le caractère symbolique de l’événement est très fort et les photos font le tour du monde. Des milliers d’Allemands de l’Est en profitent pour emprunter ce passage et se réfugier à l’Ouest via la Hongrie : cette première brèche ouverte par les deux ministres est annonciatrice de la chute du mur de Berlin qui se produira au mois de novembre.


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Bruno HALLER

Bruno Haller est entré au Conseil de l’Europe en 1972 en tant que directeur adjoint du Centre européen de la jeunesse (CEJ). En 1980, il devient chef de la division du plan et du programme, avant de retourner au CEJ comme directeur. En octobre 1984, il est nommé directeur du cabinet du nouveau Secrétaire général, Marcelino Oreja. En janvier 1989, il est nommé greffier adjoint de l’Assemblée parlementaire, avant d’être élu secrétaire général de l’Assemblée en septembre 1995, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 2006.