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Arrière plan de l'événement
13 septembre 2019

La visite historique de Mikhaïl Gorbatchev au Conseil de l’Europe

1986-1991

Bruno HALLER

En offrant sa tribune en juillet 1989 - année du grand chambardement en Europe de l’Est - à Mikhaïl Gorbatchev, Secrétaire Général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, l’Assemblée a réalisé un coup de maître sur le plan politique et médiatique. La réussite de cette opération audacieuse a remis le Conseil de l’Europe sur le devant de la scène internationale au bon moment et a sans nul doute contribué à le faire reconnaître par le 1er sommet des Chefs d’Etat et de gouvernement de l’Organisation réuni à Vienne en octobre 1993 comme « l’institution politique par excellence qui est en mesure d’accueillir, sur un pied d’égalité et dans des structures permanentes, les démocraties d’Europe libérées de l’oppression communiste ».

Les prémices d’une ère nouvelle

Mikhaïl Gorbatchev est nommé Secrétaire général du parti communiste soviétique en mars 1985. Par rapport à ses prédécesseurs, c’est un très jeune dirigeant qui séduit les Occidentaux par ses projets de réforme basés sur la « perestroïka » (restructuration) et la « glasnost » (ouverture). Avant même sa nomination il voyage à l’étranger et se rend dès décembre 1984 à Londres où il fait une entrée remarquée sur la scène diplomatique. Il impressionne Margaret Thatcher qui après leur rencontre écrit au président américain Ronald Reagan : « J’ai sans aucun doute trouvé que c’est un homme avec lequel on peut faire des affaires et améliorer les relations entre l’Occident et l’Union soviétique ».

Le nouveau président de l’Assemblée, le sénateur français Louis Jung, élu en mai 1986, n’échappe pas à l’engouement naissant. Dès notre première rencontre « entre Alsaciens », il me confia qu’il avait l’intention d’inviter le nouveau chef du Kremlin à Strasbourg et d’établir des relations avec le Soviet suprême. Pour lui, l’avenir du Conseil était à l’Est du continent et, suivant les traces de son prédécesseur, son intention était de visiter certains pays

pour s’entretenir avec leurs dirigeants. Il établit une concertation étroite avec le Secrétaire Général et c’est en participant à leurs réunions que j’ai suivi du début à la fin la concrétisation de l’idée d’inviter Gorbatchev à Strasbourg.

C’est indéniablement grâce à la vision politique de l’Assemblée conçue en amont et à la perspicacité de ses dirigeants que cela a été possible. En effet, trois débats sur les relations Est-Ouest ont été tenus de 1986 à 1988 qui ont permis à l’Assemblée de mûrir sa doctrine concernant le rôle futur du Conseil dans l’ère nouvelle, encore incertaine, qui s’annonçait. La députée française Catherine Lalumière, qui par la suite a succédé à Marcelino Oreja au poste de Secrétaire général, a été rapporteur du dernier débat en octobre 1988 à l’issue duquel elle a notamment déclaré : « C’est également lui (le Conseil de l’Europe) qui est le mieux placé pour explorer, avec les pays de l’Est, ce qui pourrait être une conscience européenne, une identité européenne, une « maison commune européenne », d’abord avec l’un, puis avec l’autre, et puis finalement, de l’Atlantique à l’Oural. »

A ce moment, l’idée d’un « statut d’invité spécial » auprès de l’Assemblée pour des observateurs parlementaires des pays de l’Est était déjà en gestation à la commission des relations avec les pays européens non membres, ce qui illustre bien la capacité d’anticipation de l’Assemblée et sa vision paneuropéenne de la construction de l’Europe, alors que prudence et circonspection étaient encore de mise dans d’autres institutions nationales et internationales, y inclus au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe.

Le sénateur Jung, politicien avisé et expérimenté, savait que la visite de Mikhaïl Gorbatchev n’était pas acquise et qu’il fallait bien préparer l’affaire. Il s’appuya sur des collègues favorables à l’idée et influents dans les groupes politiques et les délégations nationales de l’Assemblée, notamment son prédécesseur et ami proche, le socialiste Karl Ahrens (on les considérait comme « le couple franco-allemand de l’Assemblée »), le démocrate-chrétien autrichien Ludwig Steiner, président de la commission politique, le libéral suisse Peter Sager, président de la commission des relations avec les pays européens non membres, le député de la Moselle, Jean Seitlinger, le gaulliste Jacques Baumel, futur président de la commission politique, le suédois conservateur Anders Björck qui lui succédera en1989, le socialiste espagnol Miguel Angel Martinez qui accèdera lui aussi à la présidence de l’Assemblée en 1992 et la démocrate–chrétienne allemande Leni Fischer, qui deviendra la première femme présidente de l’Assemblée en 1996.
Les membres de ce groupe informel étaient d’accord qu’il fallait se mobiliser pour que le Conseil de l’Europe fût la première institution européenne à accueillir Mikhaïl Gorbatchev. Ils pensaient aussi qu’au sein de l’Organisation seule l’Assemblée était en mesure de prendre une telle initiative. Très vite il apparut que l’idéal serait que l’événement eût lieu en 1989, année de célébration du 40ème anniversaire de l’Organisation. Il était donc urgent de nouer des relations avec Moscou et d’y faire connaitre le Conseil de l’Europe encore largement considéré comme « un instrument de la guerre froide ».

Le Président Jung, qui s’était déjà rendu à Belgrade et à Bucarest, obtint l’accord du Bureau pour inviter une délégation du Soviet suprême de l’URSS. L’invitation fut honorée rapidement et le 20 avril 1988 une délégation de quatre membres vint au Conseil de l’Europe pour un échange de vues avec le Bureau élargi de l’Assemblée. D’entrée le président de la délégation, Vladimir Terebilov, Membre du Soviet des Nationalités et président de la Cour suprême de l’URSS, proposa qu’il y ait une « discussion sans ordre du jour rigide et portant sur des problèmes d’abord généraux puis plus spécifiques, notamment les droits de l’homme, intéressant l’ensemble de l’Europe ». De fait, l’échange de vues fut très ouvert et direct et aboutit à l’adoption d’une liste de possibilités de coopération entre les deux assemblées dans des domaines clés du Conseil, politique, juridique, environnemental, de l’éducation, de la culture et de la santé. Le bilan était encourageant et une deuxième visite eut lieu la même année dans le cadre de la session d’octobre lors de laquelle la délégation s’intéressa notamment au « statut » que l’Assemblée pourrait attribuer aux représentants du Soviet suprême.

A l’évidence, cette initiative a été très appréciée et a créé un climat favorable pour l’aboutissement du projet d’invitation de Mikhaïl Gorbatchev. La délégation soviétique remit à Louis Jung une invitation à se rendre à Moscou émanant conjointement du Président du Soviet de l’Union et du Président du Soviet des Nationalités du Soviet Suprême de l’URSS. L’agence soviétique Tass considéra ces invitations réciproques comme « le départ d’une étape nouvelle du développement des relations entre parlementaires soviétiques et ouest-européens ».

Feu vert à l’invitation de Mikhaïl Gorbatchev

La date envisagée pour la visite de Mikhaïl Gorbatchev se rapprochant, il fallait d’urgence obtenir l’accord de l’Assemblée pour envoyer l’invitation. Le Bureau décida d’inscrire la question à l’ordre du jour de la Commission Permanente dont la réunion était prévue à Athènes le 30 juin 1988. Il fut aussi convenu de réunir à cette occasion le Comité Mixte, instance statutaire de concertation entre le Comité des Ministres et l’Assemblée, qui était certainement le cadre le plus approprié pour évoquer cette question très délicate, d’autant plus qu’en vertu du Statut du Conseil le Président de l’Assemblée préside aussi le Comité Mixte et en propose l’ordre du jour.
A notre grand étonnement, il n’y eut aucune voix discordante parmi les parlementaires et la Commission permanente, agissant au nom de l’Assemblée, chargea, sans aucune réserve ou opposition, le Président Jung « de prendre les contacts appropriés et de tenir le Bureau informé des démarches qu’il aura effectuées en vue de la visite de Mikhaïl Gorbatchev ».

La surprise fut bien plus grande pour les Délégués des Ministres dont seulement un petit nombre avait été mis dans la confidence. Tous se précipitèrent sur les téléphones, dont le nombre se révéla très vite insuffisant, pour prévenir leurs autorités dans les capitales. Il y eut quelques commentaires critiques sur le caractère prématuré de l’invitation et sur le manque de concertation entre les deux organes. Mais certains Ambassadeurs reconnurent en privé que le Comité des Ministres n’aurait pas été en mesure de prendre une telle décision, et tout se passa bien à la réunion du Comité Mixte, ce qui était l’essentiel.

La lettre d’invitation fut acheminée par la voie diplomatique en octobre 1988. Elle était adressée à Monsieur Mikhaïl Gorbatchev, Secrétaire Général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, Président du Soviet suprême de l’Union soviétique, l’intéressé cumulant ces deux fonctions depuis le début du mois.

Les choses se précisèrent le 1er mars 1989 lors d’une rencontre à Strasbourg entre le Président Jung et l’Ambassadeur d’URSS en France Yakov Riabov, accompagné de son conseiller politique, Alexandre Orlov. Le programme des déplacements du Président Gorbatchev commençait à prendre forme, avec une visite en République Fédérale d’Allemagne à la mi-juin et une deuxième en France les 4 et 5 juillet. Cela lui permettait de venir à Strasbourg le 6 juillet vers 11 heures, étant entendu qu’il devait repartir en fin d’après-midi. Il serait accompagné de son épouse Raïssa et du Ministre des Affaires étrangères, Edouard Chevardnadze.

L’Ambassadeur demanda si la visite pouvait être considérée comme une visite à l’Organisation et pas seulement à l’Assemblée, le Président Gorbatchev souhaitant aussi rencontrer le Président du Comité des Ministres et le Secrétaire Général, ce à quoi Louis Jung apporta son soutien immédiat. Il demanda aussi si le Parlement européen pourrait être associé à la visite. Le Président Jung répondit qu’il était ouvert à une représentation du Parlement européen sous une forme appropriée, en tenant compte notamment du nombre de places disponibles dans l’hémicycle.

L’Ambassadeur rencontra aussi le président de la commission des relations avec les pays européens non membres, Peter Sager, auprès duquel il s’enquit de l’avancement du projet de création du statut d’invité spécial pour des pays d’Europe de l’Est qui devait donner la possibilité aux assemblées législatives de ces pays d’envoyer des représentants à Strasbourg dès que les circonstances le permettraient, sans nécessairement attendre leur adhésion qui prendrait inévitablement plus de temps. Cela montre l’importance que le Kremlin et le Soviet suprême attachaient à l’obtention de ce statut qui a certainement joué un rôle non négligeable dans la décision du Président Gorbatchev d’accepter l’invitation de l’Assemblée.

Le statut d’invité spécial fut adopté par l’Assemblée en mai 1989 et le 8 juin le Bureau élargi aux présidents des groupes politiques l’accorda au Soviet suprême de l’URSS, en même temps qu’aux Assemblées législatives de la Hongrie, de la Pologne et de la Yougoslavie. Avec le recul, cela parait étonnant concernant l’URSS car le statut était en principe destiné à des pays susceptibles d’adhérer au Conseil : or la question de l’adhésion d’un Etat aussi vaste, composé de 15 républiques fédérées dans une Union, dont plusieurs asiatiques, avec une population de près de 300 millions d’habitants, n’était pas du tout à l’ordre du jour. Indéniablement la volonté de contribuer à la fin de la guerre froide et de réduire la fracture politique entre l’Est et l’Ouest a pris le dessus, avec aussi le désir de donner au Conseil de l’Europe un rôle nouveau dans la construction européenne au sens large.

La problématique du Parlement européen

La venue de Mikhaïl Gorbatchev au Conseil de l’Europe, y compris la date envisagée, n’étaient plus secrètes et nous savions que cela suscitait un certain émoi au sein du Parlement européen, dont certains membres ne pouvaient concevoir que le chef du Kremlin vînt à Strasbourg sans s’adresser à leur institution. Alors que de notre côté nous réfléchissions aux modalités d’une association du Parlement européen à l’événement, des rumeurs commençaient à circuler, relayées par la presse, selon lesquelles les difficultés de trouver un arrangement étaient dues aux rivalités entre les deux assemblés qui « avaient lancé des invitations séparées à la fin de l’année 1988 » (ce qui était inexact).

Pour couper court à ces rumeurs le Président Jung décida d’appeler le Président du Parlement européen, Lord Plumb, avec lequel il avait d’excellentes relations. Le rendez-vous téléphonique eut lieu le 7 avril et Louis Jung confirma à son homologue que la visite du dirigeant soviétique à l’Assemblée du Conseil de l’Europe aurait probablement lieu le 6 juillet, juste après sa visite officielle en France. Il lui dit clairement que lui-même souhaitait vivement que le Parlement européen s’associe à l’événement, sous une forme à déterminer. Et il lui proposa d’en discuter ensemble à l’occasion de la prochaine session plénière du Parlement à Strasbourg.

Le Greffier de l’Assemblée, Heiner Klebes, avait fait en amont une étude des possibilités d’associer le Parlement européen à l’événement. Par manque de places, il était impossible de tenir une réunion conjointe des deux assemblées dans l’hémicycle du Conseil de l’Europe. En fait, il n’y avait que deux possibilités : la participation d’une délégation du Parlement européen à la séance spéciale de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ou des visites successives aux deux institutions sur le modèle de celles effectuées par le Président américain Ronald Reagan (8 mai 1985) et par le Pape Jean-Paul II (8 octobre 1988). Ce dernier scénario n’était toutefois pas praticable en raison des contraintes horaires de l’illustre hôte. Dès lors, le Président Jung essaya de rallier Lord Plumb à la solution de l’envoi d’une délégation du Parlement européen à la séance organisée par l’Assemblée du Conseil.

Lors de sa réunion du 11 avril le Bureau élargi du Parlement européen ne retint aucune des modalités envisagées. Le porte-parole du Président Plumb expliqua à la presse que le Bureau élargi avait renoncé à accueillir le président Gorbatchev pour deux raisons principales : l’une technique, la capacité du Palais de l’Europe de Strasbourg étant insuffisante pour accueillir en même temps les 518 députés européens et les 360 parlementaires du Conseil de l’Europe ; et l’autre politique et juridique, liée au fait que le Parlement européen sera à la date de la visite en plein renouvellement et ne sera pas encore juridiquement constitué.

Le 19 avril, le Président Gorbatchev accepta formellement l’invitation du Président Jung dont la détermination et le savoir-faire politique ont été décisifs dans la réussite de ce projet qu’il envisageait dès son élection à la présidence de l’Assemblée. Toutefois, son mandat se terminant le 8 mai 1989, c’est son successeur qui, quelques semaines plus tard, aura le privilège d’accueillir le Président de l’Union soviétique.

Visite à Moscou du nouveau Président Anders Björck

Le suédois Anders Björck est élu le même jour à l’ouverture de la première partie de la session de 1989. La transition fut facile car Louis Jung avait associé son successeur pressenti aux décisions opérationnelles concernant le reste de l’année, année particulièrement chargée de l’histoire de l’Assemblée, tant au niveau de l’agenda politique que sur le plan événementiel. Il s’agit d’un homme jeune, dynamique et efficace, qui a présidé le groupe conservateur de l’Assemblée pendant plusieurs années, qui est favorable à l’ouverture du Conseil aux pays de l’Est mais dans le respect de ses valeurs fondamentales des droits de l’homme, de la démocratie et des règles de l’Etat de droit.

Louis Jung n’ayant pas eu le temps d’honorer l’invitation des présidents des deux soviets du Soviet suprême, Anders Björck décida de se rendre très rapidement à Moscou pour préparer la venue du chef du Kremlin à Strasbourg et discuter de la coopération future entre l’Union soviétique et le Conseil. La visite eut lieu du 26 au 30 juin 1989 avec une délégation parlementaire de haut niveau à laquelle le nouveau président a associé son prédécesseur. Nous avons notamment rencontré Anatoli Lukyanov, premier vice-président du Soviet suprême, Vladimir Petrovski, vice-ministre des affaires étrangères et Eugène Primakov, président de la Chambre des Soviets de l’Union qui exprimèrent leur appréciation pour l’attribution du statut d’invité spécial et la liste des domaines de coopération qui avaient été retenus d’un commun accord en avril 1988. Au niveau gouvernemental M. Petrovski a annoncé la désignation d’un haut fonctionnaire de son ministère chargé de suivre les activités du Conseil et mentionné l’ouverture éventuelle d’un consulat soviétique à Strasbourg qui ferait la liaison sur place. En outre, Anders Björck eut un entretien substantiel avec l’Ambassadeur Youri Deriabine qu’il connaissait personnellement et dont il lisait les articles publiés dans la Pravda sous le pseudonyme « Kommissarov ». L’entretien se déroula en suédois car, ayant été en poste en Finlande, le diplomate parlait couramment cette langue très usitée à Helsinki. Ayant contribué à la rédaction du discours que Mikhaïl Gorbatchev s’apprêtait à prononcer au Conseil de l’Europe, il livra des informations très intéressantes sur son contenu. Selon lui une offre de coopération entre l’Est et l’Ouest de grande envergure et d’un esprit totalement nouveau allait être faite qui, si elle était bien accueillie, ouvrirait une ère nouvelle dans les relations internationales
La visite fut très appréciée à Moscou, comme en témoigne l’article du journaliste russe Youri Kovalenko, paru dans les Izvestia. Celui-ci avait assisté à la session de l’Assemblée en mai, où le Conseil de l’Europe avait célébré son 40e anniversaire en accueillant la Finlande comme 23e Etat membre, et a suivi de près notre visite à Moscou. Se définissant comme « témoin des changements survenus au Conseil de l’Europe et de l’esprit nouveau qui y règne », il a noté que « la période de changement a coïncidé avec le fait que des nouvelles têtes politiques sont arrivées à la direction de cet organisme. Lors de la session du mois de mai dernier, un jeune député conservateur suédois, Anders Björck, a été élu Président de l’Assemblée Parlementaire, et Catherine Lalumière, une personnalité éminente du Parti socialiste français, qui a été durant plusieurs années, au sein du gouvernement français, à la tête du Secrétariat d’Etat aux affaires européennes, a été élue Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe ». Il a relaté ensuite les entretiens qu’il a eus avec ces deux hauts responsables de l’Organisation, avant de conclure : « Durant mes nombreuses conversations au Palais de l’Europe, j’ai été convaincu d’une chose, à savoir qu’ici on oeuvre pour construire des « ponts » pour mettre au point la coopération avec les pays socialistes. Et c’est dans cela que les dirigeants et les parlementaires voient la voie réelle du renforcement du rôle du Conseil de l’Europe, de son influence et de sa transformation en un organisme de coopération entre tous les pays européens sans exception. Ce n’est pas par hasard qu’à Strasbourg on prête autant attention à l’idée de « Maison commune européenne ». 

Mikhaïl Gorbatchev appelle à bâtir « la maison européenne commune »

L’hémicycle était archi-comble ce jeudi 6 juillet lorsque Mikhaïl Gorbatchev y pénétra accompagné jusqu’à son siège par Madame Lalumière. L’accueil de l’assistance, composée de parlementaires, ministres, personnalités locales, diplomates, fonctionnaires et des invités spéciaux de quatre pays d’Europe de l’Est fut très chaleureux et l’écoute du discours, qui dura environ 45 minutes, fut de très grande qualité.

Le Président Björck lui adressa une très cordiale bienvenue, déclarant notamment « Nous voyons en vous l’homme qui a engagé son grand pays, l’Union soviétique, sur la voie de la modernisation et de la démocratie, l’homme qui se réjouit de l’évolution survenant dans les pays voisins dont les représentants sont parmi nous aujourd’hui ». Mikhaïl Gorbatchev commença par citer le rêve européen de Victor Hugo, et poursuivit dans le même esprit « Une chance unique est offerte aux Européens, celle de jouer dans l’édification d’un nouveau monde un rôle qui soit digne de leur passé, de leur potentiel économique et spirituel ». Son discours fut excellent, bien structuré, avec beaucoup de substance et dans un style tout à fait nouveau, inconnu jusqu’alors chez les dirigeants communistes. Ce témoignage n’est pas le bon cadre pour rentrer dans les détails : le lecteur intéressé consultera avec profit l’excellente analyse qu’en a faite Denis Huber dans son livre « Une décennie pour l’histoire. Le Conseil de l’Europe 1989-1999 ».

Personnellement, j’ai beaucoup apprécié ce discours dont la tonalité et l’inspiration incitaient à l’adhésion. L’orateur semblait sincère, même si l’indéniable générosité de ses propositions en matière de désarmement était aussi inspirée par les difficultés économiques et sociales internes de l’Union soviétique. S’il a laissé imprécis les contours de la « maison européenne commune », il en a précisé la nature, avec la sécurité et son corollaire du désarmement comme fondements et des propositions concrètes de coopération dans plusieurs domaines pour lui donner du contenu.

Le discours était peut-être difficile à saisir lors d’une première écoute, car ces divers aspects étaient reliés les uns aux autres, interconnectés dans une vision généreuse de paix et de coopération entre les peuples de l’Europe et au-delà. En fait il fallait comprendre que tous ces aspects étaient constitutifs de la maison européenne commune : la sécurité et le désarmement, la création d’un grand espace économique entre l’Est et l’Ouest, la coopération dans le domaine humanitaire, y inclus dans celui des droits de l’homme, la coopération juridique avec la perspective de l’adhésion de l’Union soviétique à des conventions du Conseil et à plus long terme la création d’un espace juridique paneuropéen. Même la coopération dans le domaine de l’écologie a été citée et des propositions de réalisations très concrètes y figurent.
Certains commentateurs se demandèrent s’il ne s’était pas trompé de tribune en développant autant les questions de sécurité et de désarmement devant le Conseil de l’Europe, organisation principalement dédiée à la défense des droits de l’homme. Je pense que c’est délibérément qu’il a développé cet aspect, espérant peut-être que ses propositions seraient mieux accueillies à Strasbourg qu’à Bruxelles ou Washington. De toute façon la sécurité est un aspect fondamental de sa maison commune européenne et son texte est très clair à cet égard : « La philosophie du concept de la « maison européenne commune » exclut toute probabilité d’un affrontement armé, toute possibilité de recourir à la force ou à la menace de la force, notamment la force militaire employée par une alliance contre une autre, à l’intérieur des alliances, où que ce soit. Elle propose de substituer la doctrine de modération à celle de dissuasion. ».

Cette phrase essentielle envoie aux oubliettes la doctrine de Brejnev qui, sur la base du concept de « souveraineté limitée » avait notamment justifié (y compris à posteriori) l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie à Budapest en 1956 et à Prague en 1968. Elle explique aussi l’insistance du président soviétique à commencer, à côté des négociations sur la limitation des armes conventionnelles et des armes nucléaires stratégiques, celles sur l’élimination totale des armes nucléaires tactiques.

D’autres commentateurs estimèrent que le discours était très décevant sur la question des droits de l’homme. Il est vrai que ce domaine n’est pas explicitement cité parmi les domaines constitutifs de la maison commune européenne et que la Cour n’est pas mentionnée parmi les institutions siégeant à Strasbourg. Le Président Gorbatchev parle du domaine humanitaire, de la coopération juridique et d’un espace juridique européen sur la base des conventions du Conseil de l’Europe. Mais pouvait-il en être autrement alors qu’il avait affirmé au début de son discours que « L’appartenance des Etats européens à des systèmes sociaux différents est une réalité. Et la reconnaissance de ce fait historique, le respect du droit souverain de chaque peuple de choisir librement un régime social, constituent une prémisse primordiale d’un processus européen normal. Toute ingérence dans les affaires intérieures, toute tentative de limiter la souveraineté des Etats, qu’il s’agisse des amis et alliés ou de n’importe quel autre Etat sont inadmissibles ». Il était dès lors peu probable qu’il annonçât que l’Union soviétique envisageait d’adhérer au système de protection des droits institué par la Convention européenne des droits de l’homme, de caractère supranational et impliquant un droit d’ingérence de la Cour en cas de violation des droits garantis.

Plus décevant pour notre Organisation était que le discours ne précisait pas si la maison commune européenne devait être créée de toute pièce ou se développer sur la base d’une institution existante. Certains passages visent clairement la CSCE et ses « trois corbeilles » de négociations, ce qui est confirmé par la proposition de « la convocation, dans un an-et-demi ou deux ans d’une deuxième réunion de type Helsinki ».

Cela étant, il me semble que le sentiment dominant de l’assistance à l’hémicycle était d’avoir vécu un grand moment de l’histoire européenne. De nouvelles perspectives semblaient s’ouvrir pour le Conseil de l’Europe et lui donner l’opportunité de jouer un rôle majeur dans la suite du processus d’unification européenne.

Réactions et débat parlementaire

Les hauts responsables interviewés se sont déclarés impressionnés par le discours de Gorbatchev et leurs commentaires furent très positifs. Anders Björck salua l’abandon de la « doctrine Brejnev » par le Président du Soviet suprême, qui devrait « permettre de développer le processus démocratique qui est nécessaire pour une coopération plus étroite avec le Conseil ».
Catherine Lalumière estima quant à elle que la venue de Mikhaïl Gorbatchev devant le Conseil de l’Europe « était une reconnaissance du fait européen de la part de l’Union soviétique et l’amorce d’un dialogue et d’une coopération qui vont se développer dans les années qui viennent ». Le Président du Comité des Ministres nota que « La plupart des problèmes évoqués ont fait l’objet de propositions concrètes. On peut être d’accord avec Mikhaïl Gorbatchev ou non, mais ce qu’il a dit repose sur du concret et pourrait nous aider à adopter des positions communes sur différents problèmes ».

De son côté, Roland Dumas, Ministre des Affaires étrangères de la France, déclara que le « discours représente un grand pas en direction de l’Europe occidentale » et qu’« en reconnaissant l’égale importance qu’il convient d’attacher aux problèmes de sécurité et de désarmement, au développement économique et aux progrès à réaliser dans le domaine de la dimension humaine, Gorbatchev donne au processus de rapprochement entre l’Est et l’Ouest du continent des objectifs auxquels nous pouvons souscrire ». Il a toutefois noté que « ce rapprochement ne peut se faire que par étapes et qu’il suppose, pour être véritable, que naisse un réel esprit de confiance et que cessent certaines situations qui sont autant d’obstacles à la naissance d’un esprit nouveau dont il a parlé ». Pour sa part, le ministre ouest-allemand des affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, a estimé que le discours de Gorbatchev à Strasbourg était « une impressionnante déclaration de foi en l’Europe ».

Le succès médiatique de l’opération a été indéniable avec 469 journalistes directement accrédités auprès du Conseil de l’Europe et quelques 150 autres venus de Paris dans la suite de Gorbatchev. En fait le numéro 1 soviétique a attiré au Palais de l’Europe plus de journalistes – venus du monde entier - que le pape Jean-Paul II le 8 octobre 1988. Globalement la prestation du président du Soviet suprême a été appréciée, avec bien entendu des sensibilités diverses. La presse britannique fut la plus ouverte et positive. L’article du « Independant » du 7 juillet était titré « Gorbatchev’s European appeal », celui du « Times » « West is offered hand of cooperation ». Les Dernières Nouvelles d’Alsace ont fait un travail pédagogique d’explication du discours sous le libellé « Unir les nations du continent » en soulignant « Le point faible : les droits de l’homme ». Dans sa chronique, Alain Duhamel a choisi pour titre « Le profil bas de Mikhaïl Gorbatchev », qu’il explique par « la situation dans son propre pays, en Pologne et en Hongrie » et sa visite à Paris où « il avait à faire à l’interlocuteur le moins crédule et le moins complaisant qui attendait maintenant que le jeune et entreprenant président soviétique fasse la démonstration de ses bonnes intentions ».

Un débat sur les relations Est-Ouest s’est tenu le lendemain et donna l’occasion aux membres de l’Assemblée de s’exprimer sur le discours du Président Gorbatchev. Trente-cinq orateurs étaient inscrits. Les présidents des groupes politiquent ont pris la parole en premier. Ils ont salué la bonne prestation du chef du Kremlin et son annonce d’une nouvelle ère dans les relations Est-Ouest. Mais la tonalité générale était plutôt prudente et aucun ne prévoyait que le rapprochement qui semblait être souhaité des deux côtés allait se réaliser rapidement. Tous étaient toutefois d’accord que le Conseil devait se rende utile dans le rapprochement proposé. Les présidents des délégations d’invités spéciaux de Hongrie, de Pologne, d’URSS, et de Yougoslavie ont fait part de leur joie de se trouver dans l’enceinte du Conseil de l’Europe et de vivre un moment historique de grande importance.

Lors de ce débat, l’hommage le plus original au président Gorbatchev est venu du représentant du Congrès des Etats Unis Alfonse d’Amato, qui déclara « Je tiens à parler franchement. J’estime que les Etats Unis ont intérêt à voir l’Union soviétique et ses alliés s’identifier à la maison de la liberté. Dans l’immédiat, mon objectif personnel est de veiller à ce que notre président vienne, ici à cette tribune, pour prononcer un discours de fond comme celui que Monsieur Gorbatchev a fait hier ».

Dissensions à l’Est et prudence à l’Ouest

Comme prévu Gorbatchev quitta Strasbourg vers la fin de l’après-midi du 6 juillet pour se rendre à Bucarest où se tenait le lendemain la réunion du Pacte de Varsovie. Après le large succès spontané obtenu au Conseil de l’Europe ce ne fut pas une partie de plaisir pour lui dont c’était le premier sommet de ce type. En effet, même si le Pacte a soutenu ses propositions sur le désarmement, de sérieuses dissensions sont apparues sur la voie à suivre dans les autres domaines entre les réformistes qui se sont sentis pousser des ailes par l’abandon officiel de la « doctrine Brejnev » et les tenants de l’orthodoxie soviétique qui auraient souhaité un désaveu des « hérétiques ». Ainsi le fossé apparaissait de plus en grand entre des pays comme la Hongrie et la Pologne d’un côté et la Roumanie et la RDA de l’autre.

Gorbatchev avait probablement escompté recevoir un peu de soutien à l’Ouest. Mais la réponse du Président des Etats Unis, George Bush, dès le lendemain du discours de Strasbourg, fut une fin de non-recevoir. Les Etats Unis continueront à conditionner l’ouverture de négociations sur les armes nucléaires tactiques à des résultats tangibles sur la réduction des armes conventionnelles. L’OTAN adopta une position similaire, ce qui n’est pas étonnant. Plus étonnant était l’annonce par le président américain d’une visite à l’Est dès le 10 juillet, en Pologne et Hongrie, comme s’il voulait faire comprendre que le leader soviétique n’était pas le seul maître du jeu et que l’on ne pouvait pas empêcher les Etats-Unis d’aider ceux de l’Est qui s’engageaient sur la voie de la démocratie et du libéralisme économique. Répondant à une question d’un journaliste sur le but de ce voyage George Bush déclara notamment : « Je n’ai pas pris ombrage des visites de Gorbatchev en RFA et en France. Pourquoi ma visite en Pologne et Hongrie susciterait-elle des crispations ? ».

Tout cela a notablement refroidi l’enthousiasme avec lequel le discours gorbatchévien du 6 juillet avait été accueilli au Conseil et très rapidement on a commencé à souligner le caractère trop ambitieux du projet avec son double objectif, réformer l’Union soviétique et, parallèlement, créer une maison commune à tous les Européens, et cela avec la bienveillance des Etats Unis. Les plus sceptiques pensaient que c’était totalement utopique !

Le Comité des Ministres ne donna pas suite à la proposition de la présidence norvégienne de créer un groupe de travail sur le suivi du discours. A l’Assemblée les membres les plus engagés regrettaient que le rejet des propositions sur la réduction des armes nucléaires tactiques par l’Alliance ait fait passer à la trappe en quelques jours les autres aspects de la maison commune européenne. Comme elle s’était beaucoup mobilisée pour faire venir le n°1 soviétique au Conseil, nous nous sommes sentis obligés d’examiner les suites qui pourraient être données à certaines d’entre elles. Notre réunion de «remue-méninges» en cercle restreint avec le Président fut très utile à cet égard.

A l’évidence, le leader soviétique n’envisageait pas une adhésion de l’Union soviétique au Conseil et lui laissait la responsabilité de décider si elle souhaitait devenir la « maison européenne commune » et de définir ce qu’elle était prête à faire pour y parvenir. De son côté, l’Assemblée n’avait à ce stade jamais envisagé de faire des concessions sur les valeurs fondamentales de l’Organisation. En réalité l’objectif était d’intégrer en son sein de nouveaux adeptes de ces valeurs et de contribuer sur cette base élargie à l’unification de l’Europe.
De toute façon l’adhésion de l’Union soviétique n’était pas possible dans les conditions prévalant à l’époque, et de nombreux parlementaires ne la souhaitaient pas, craignant que l’Organisation soit complètement déséquilibrée et dénaturée par l’adhésion d’un Etat-continent dont les standards démocratiques et des droits de l’homme étaient fort éloignés des siens. Par ailleurs nous ne savions pas quelle était la position du Comité des ministres, qui jusqu’alors n’avait pas abordé cette problématique qui lui semblait de toute évidence prématurée.
A un certain moment, nous avons pensé au statut de membre associé prévu dans le Statut du Conseil et utilisé deux fois dans l’histoire de l’Organisation, pour la Sarre entre 1950 à 1957 et pour la RFA de juillet 1950 à mai 1951.Mais il n’apportait pas la solution, les conditions d’obtention étant pratiquement les mêmes que pour les Etats souhaitant devenir membres à part entière.

Avec son pragmatisme scandinave, Anders Björck nous ramena à plus de réalisme. Il nous fit part des informations et analyses qu’il avait recueillies dans le cadre du Conseil nordique. A son avis personne ne pouvait prévoir avec certitude ce qu’il allait se passer en Union soviétique et au Pacte de Varsovie dans les prochains mois. En tout cas, le succès était loin d’être garanti pour la tentative de Gorbatchev de réformer le système soviétique. Selon lui, on ne pouvait exclure un éclatement de l’Union soviétique, cela d’autant plus que des tensions étaient apparues récemment au coeur du pouvoir, dans la République socialiste fédérative soviétique de la Russie (RSFSR), la plus grande, la plus peuplée et la plus puissante de l’Union. Il nous a parlé d’un nouvel acteur politique, un certain Boris Eltsine, ancien compagnon de route de Mikhaïl Gorbatchev, qui avait défendu avec lui les concepts de « perestroïka» et « glasnost » mais avait adopté ensuite une position beaucoup plus radicale en réclamant une accélération des réformes. Suspendu de ses fonctions pendant quelque temps, il connaissait un succès grandissant car il était proche du peuple et accusait vertement les apparatchiks de l’appareil soviétique de bloquer les réformes et de ne penser qu’à préserver leur situation et leurs privilèges. Il s’était même permis de mettre en cause personnellement en plein Congrès du Parti celui qui l’avait beaucoup aidé dans sa carrière, Mikhaïl Gorbatchev. Cela avait certainement contribué à son élection en mars dernier au « Congrès des députés du peuple » du Soviet suprême de la République de Russie par plus de 80% des électeurs. Il s’était aussi déclaré favorable au multipartisme et avait créé avec Andrei Sakharov et d’autres réformateurs un groupe parlementaire appelé Groupe interrégional en vue des premières élections législatives prévues dans toute l’Union en mars 1990. A l’évidence Anders Björck était convaincu qu’il faudrait compter avec Boris Eltsine dans l’avenir, et il avait raison.

Deux propositions concrètes comme réponses au discours du 6 juillet

Cela étant, il était d’accord avec nous que le Conseil de l’Europe avait gagné en visibilité et en pertinence sur la scène internationale avec la visite de Gorbatchev, et qu’il avait intérêt à affirmer sa volonté et sa capacité d’être un acteur au niveau paneuropéen. Il était membre de l’Assemblée depuis fort longtemps et y était très actif. Il souhaitait vivement que le Conseil ne soit pas supplanté par d’autres organisations dans la construction d’une nouvelle Europe, car à ses yeux celle-ci devait être fondée sur les valeurs dont l’Organisation est à la fois le garant et le promoteur.

Notre première idée était de proposer à l’Assemblée d’élargir les débats sur les relations Est-Ouest initiés dès 1986 en y invitant les délégations d’invités spéciaux et les représentants des Etats non européens membres de la CSCE sur le modèle des sessions que l’Assemblée organisait régulièrement sur les activités de l’OCDE avec des délégations parlementaires des pays non européens membres de cette organisation.

L’objectif était d’apporter la dimension démocratique à la CSCE et en même temps d’éviter la création d’une nouvelle institution parlementaire que nous redoutions. C’était un plan assez audacieux mais pas irréalisable. La preuve en est que nous eûmes le soutien inattendu du président Bush qui fit adopter par le Sommet de l’OTAN de Londres en juillet 1989 la proposition de création d’une assemblée élargie à tous les Etats membres de la CSCE sur la base de celle du Conseil. C’est avec ardeur et confiance que nous avons donc lancé les invitations pour le premier débat qui eut lieu en septembre 1990. Tous les parlements des pays membres de la CSCE étaient représentés, à l’exception du Congrès des Etats Unis qui, nous l’apprîmes par la suite, était en désaccord avec le projet et avait décidé de boycotter la rencontre. Une des raisons était qu’il n’avait pas été consulté par la Maison Blanche et le Département d’Etat. Mais surtout la perspective de l’ouverture vers l’Est européen intéressait vivement les parlementaires américains qui ne voulaient pas être exclus des nouvelles relations qui allaient être nouées : la transformation de la CSCE en véritable organisation internationale avec une assemblée parlementaire servait beaucoup mieux leurs desseins.

Nos appréhensions se sont vite vérifiées. A son Sommet de novembre 1990, la CSCE adopta la « Charte de Paris pour une nouvelle Europe » qui invite la Conférence « à jouer un rôle dans la gestion du changement historique qui transforme l’Europe et à faire face aux nouveaux défis de l’après-Guerre froide ». Elle fut dotée de structures permanentes avec un secrétariat, plusieurs institutions spécialisées et des capacités opérationnelles. En juillet 1992 se tint la première session de l’Assemblée parlementaire de la CSCE à Budapest. Comme cette institution n’avait pas encore de secrétariat, le Parlement hongrois nous demanda de l’aider à organiser la session. C’est ainsi que je fus amené à diriger sur place l’équipe de notre Assemblée et à contribuer à mettre en route, dans une certaine mesure, une « assemblée concurrente » ! En 1994 la CSCE deviendra l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE).

La deuxième idée, qui avait émergé à la Commission du règlement de l’Assemblée, était de procéder à une révision du Statut du Conseil de l’Europe pour que celui-ci puisse servir, le cas échéant, de cadre institutionnel à la « maison commune européenne » Même un changement de dénomination était envisagé. Le Bureau créa un groupe de travail servi par une petite équipe du secrétariat dont j’étais responsable. Nous avons beaucoup travaillé sur ce dossier et produit un nombre considérable de documents. Nos analyses et propositions ont abouti à la Recommandation 1212 (1993) adressée au Comité des Ministres qui n’y a répondu qu’en 1999 ! A sa décharge il faut reconnaitre que notre texte avait perdu beaucoup de son intérêt dès lors que la transformation de la CSCE en OSCE avait été engagée.

Les Assises de Prague (13-14 juin 1991)

De plus, le Président François Mitterrand avait lancé le 31 décembre 1989, lors de ses voeux télévisés à la Nation française, son projet de Confédération européenne destinée à réunir dans une nouvelle organisation, exclusivement, tous les pays du continent européen, de l’Ouest et de l’Est, y compris l’Union soviétique. Il a convaincu le Président Vaclav Havel de tenir les Assises à Prague qui selon lui pourrait ainsi être le centre de la renaissance européenne. Elles eurent lieu les 13 et 14 juin 1991 avec une participation très mélangée de représentants des Etats (dirigeants politiques et diplomates), des intellectuels, des hommes d’affaires et des représentants de la société civile. Les institutions européennes existantes étaient aussi invitées et la Secrétaire Générale, Catherine Lalumière, m’avait demandé de la représenter.
Il y avait six commissions thématiques : la culture, la circulation des personnes, les communications, l’énergie, l’environnement et les questions générales, chargée d’examiner notamment les aspects institutionnels du projet.

J’ai participé aux travaux de cette dernière qui était présidée par Simone Veil. Dans mon intervention j’ai mis l’accent sur le processus d’ouverture à l’Est engagé par le Conseil de l’Europe dès 1985 qui s’était concrétisé en 1989 par l’attribution d’un «statut d’invité spécial» par son Assemblée aux parlements de plusieurs pays d’Europe centrale et orientale et depuis lors par les adhésions en tant que membres à part entière de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie, les candidatures de plusieurs autres étant en cours d’examen. En outre, j’ai souligné la volonté et la capacité du Conseil de l’Europe d’accueillir tous les pays du continent prêts à se conformer à ses principes fondamentaux et de les intégrer immédiatement dans les divers domaines d’activités de son large programme de coopération intergouvernementale.
Abondant dans le même sens, Marcelino Oreja, ancien Secrétaire général de notre Organisation, qui siégeait également dans cette commission, fit valoir l’atout du Conseil de l’Europe d’avoir été la première institution européenne à s’ouvrir aux jeunes démocraties de l’Est et d’être en voie de devenir une véritable organisation paneuropéenne.

En fait, il n’y avait pas beaucoup d’enthousiasme pour le projet de confédération dans cette commission et plusieurs intervenants se sont interrogés sur les relations futures de la nouvelle institution avec les institutions existantes, estimant que celles-ci pourraient, avec l’appui financier des Etats, largement suffire à la tâche.

Dans son brillant discours de clôture, le Président François Mitterrand fit un remarquable travail de déminage de toutes les objections et craintes exprimées à l’égard de son projet de « Confédération européenne ».Il déclara notamment : « On se demande s’il y a la place pour de nouvelles institutions en Europe. Je crois plutôt que l’Europe s’édifiera sur des fondations diverses, sur de nombreux piliers, sans quoi elle serait bien fragile. ».Il fit un long développement sur la Communauté européenne et cita ensuite dans l’ordre la « nouvelle CSCE », « le Conseil de l’Europe, où l’on consolide les assises d’un Etat de droit, si possible sur tout le continent », la BERD, l’OCDE et la Commission économique des Nations Unies, ajoutant à la fin « Dans plusieurs de ces organismes, nos amis d’Amérique du Nord sont présents, ils sont toujours les bienvenus, dès lors qu’ils se sentent fils de l’Europe et qu’ils ne souhaitent pas exagérément en être les pères ».

Il appartenait au Président Havel, qui avait exprimé des réticences vis-à-vis du projet dans son discours d’ouverture, de tirer les conclusions des travaux. Mais après des remerciements très chaleureux pour toutes les contributions fort intéressantes faites par les uns et les autres, il déclara d’une manière assez sibylline que « ces Assises ne représentaient pas des attributions quelconques ». A la conférence de presse il se dévoila davantage en précisant « Je peux difficilement imaginer ce projet sans le concours des Etats Unis et du Canada ». Le projet de Confédération européenne était ainsi enterré.

Il faut dire que les pays d’Europe centrale qui s’étaient libérés de l’emprise soviétique ou luttaient pour cela n’étaient pas très séduits par la perspective de se retrouver avec l’URSS dans une nouvelle organisation, certains lorgnant déjà vers la Communauté européenne beaucoup plus attractive sur le plan économique. L’Union soviétique était favorable au projet car elle y retrouvait l’idée de la « Maison commune européenne » de Mikhaïl Gorbatchev. Les pays d’Europe de l’Ouest souhaitaient pour la plupart que la présence de l’Union soviétique soit équilibrée par celle des Etats Unis, ce que François Mitterrand avait exclu dès le début. De leur côté, les Etats Unis préféraient de loin le cadre de la CSCE dont ils étaient membres et qu’ils cherchaient à transformer en une organisation internationale permanente. Il était clair qu’ils l’avaient fait savoir à leurs alliés et qu’ils faisaient pression sur nombre d’entre eux.

Je suis revenu à Strasbourg déçu par le peu de considération pour le travail de notre Organisation et avec à l’esprit des questions (auxquelles je n’ai toujours pas trouvé de réponse convaincante) : « Pourquoi nos Etats membres soutiennent-ils si peu le Conseil de l’Europe dans ce genre de réunions ? François Mitterrand n’aurait-il pas eu plus de succès en s’appuyant sur le Conseil de l’Europe pour réaliser son projet ? »

Montée des tensions en URSS

Pendant ce temps, l’Union soviétique traversait des années 1990-1991 cruciales durant lesquelles Mikhaïl Gorbatchev n’aurait plus le temps de s’occuper de la construction de sa « maison européenne commune », happé qu’il était par les tâches très absorbantes de la restructuration de l’Union qu’il cherchait toujours à préserver. Il eut la satisfaction de réussir la réforme institutionnelle qui lui tenait à coeur en obtenant la modification de la constitution et la création du poste de président de l’URSS auquel il fut élu le 14 mars 1990 par le parlement de l’Union.

Mais il avait face à lui Boris Eltsine qui renforçait son pouvoir en République de Russie. Celui-ci avait rejoint le parti du « Bloc démocratique » qui lors des élections législatives du 4 mars 1990 a remporté tous les sièges à Moscou et Leningrad, en Sibérie et dans le Grand Nord. Il s’est porté candidat au poste de président du Soviet suprême de la République de Russie. Il y avait trois candidats qui devaient être départagés par le nouveau Congrès des députés du peuple de Russie sorti des élections du mois de mars. La bataille fut rude et il fut finalement élu président de la RSFSR le 29 mai. Dès le lendemain il proposait de rendre la République « autonome en tout en cent jours » et faisait adopter dans la foulée par le Congrès un texte proclamant la supériorité des lois russes sur les lois soviétiques ainsi qu’une déclaration de souveraineté. Au mois de juillet il rendit sa carte de membre du parti communiste. Et en novembre il signa avec l’Ukraine et le Kazakhstan des traités dans lesquels les trois Républiques reconnaissaient leurs souverainetés respectives.

Fin 1989/début 1990, les trois Républiques baltes fédérées dans l’URSS avaien déclaré leur indépendance, rétabli les lois locales et érigé des postes-frontières aux limites de leurs territoires avec la Russie et la Biélorussie. Le 11 janvier 1991 Mikhaïl Gorbatchev s’est rendu à Vilnius, capitale de la Lituanie, avec l’objectif de convaincre le Parti communiste local de surseoir à l’application de sa déclaration d’indépendance du 20 décembre 1989 qui a été condamnée par le comité central du P.C.U.S. A son arrivée une foule immense (les journaux de l’époque l’estimaient à trois cent mille personnes) l’attendait avec des slogans favorables à l’indépendance. Il fit face à la manifestation et, prenant le risque d’un bain de foule où il était pressé de toutes parts il déclara qu’il a « choisi la voie des discussions » et que « son propre destin est lié à ce choix ». Il promit aussi un accroissement des pouvoirs des autorités locales et la mise à l’étude d’une loi sur les modalités de sécession des républiques soviétiques. Ensuite il rencontra les représentants des différentes sensibilités du parti, y inclus les nationalistes qui dénonçaient la loi sur la sécession comme un piège. Il repartit à Moscou sans être vraiment parvenu à convaincre ses interlocuteurs.

Peu après son départ des soldats soviétiques se sont déployés à Vilnius, pour s’emparer de plusieurs bâtiments gouvernementaux et prendre position autour du Parlement où se trouvait Vytautas Landsbergis, fondateur du mouvement indépendantiste Sajudis, qui avait été élu après la déclaration d’indépendance Président du Conseil Suprême de la République de Lituanie. Il était très estimé et considéré comme le « père de l’indépendance » et, lorsqu’il a décidé de vivre dans les locaux du Parlement comme acte de résistance ; ses concitoyens se sont relayés jour et nuit sur place pour assurer sa protection en cas d’attaque. Il était professeur au conservatoire de musique de Lituanie, très bon musicien et pianiste. Il y avait d’ailleurs un piano au Parlement dont il a beaucoup joué durant cette période de tension et de violence, montrant ainsi face à l’intimidation et à l’usage de la force armée sa conception humaniste de la vie et des relations entre les peuples.

Le 13 janvier, peu après minuit, une colonne de blindés est entrée dans la ville et s’est dirigée vers la Tour de la télévision. La population s’est massée autour du bâtiment pour empêcher l’assaut. Mais les soldats ont reçu l’ordre de s’en emparer de force et ont tiré sur les manifestants. La fusillade fit 14 morts et 150 blessés, selon les chiffres communiqués et repris par les médias à l’époque. A cinq heures du matin le président Landsbergis a appris par la radio que Mikhaïl Gorbatchev avait donné l’ordre aux militaires de quitter les abords du Parlement et de la Tour de télévision.

Des opérations semblables ont été menées le 20 janvier à Riga, la capitale de Lettonie, où les soldats soviétiques se sont emparés du ministère de l’intérieur faisant 4 morts et 9 blessés. En Estonie, elles furent plus limitées et il n’y eut pas de morts.
Dès le 13 janvier, Boris Eltsine avait condamné l’attaque menée à Vilnius et reconnu la souveraineté des Républiques baltes. D’importantes manifestations de soutien ont eu lieu à Moscou mais aussi à Kiev et à Varsovie. Les troupes soviétiques sont rentrées dans leurs casernes à la fin du mois.

Gorbatchev sous pression

Le 14 janvier 1991, le président de l’Assemblée adressa une lettre personnelle très ferme à Mikhaïl Gorbatchev dans laquelle il souligna que l’utilisation de la force armée pour écraser les aspirations à l’autodétermination en Lituanie était en contradiction avec sa déclaration de Strasbourg de juillet 1989 sur la maison européenne commune, le Prix Nobel de la Paix qui lui a été décerné en octobre 1990 et l’engagement de défendre la démocratie et les droits de l’homme pris avec les autres chefs d’Etat au Sommet de la CSCE en novembre 1990. Il lui lança un appel pressant d’arrêter l’intervention militaire et de résoudre les problèmes dans les Républiques baltes par le dialogue.

La semaine suivante, grâce aux facilités consulaires de la Suède, il se rendit sans encombre à Vilnius où il put accéder au Parlement qui était entouré de centaines de sacs de sable, de barricades, herses et guérites érigées par des indépendantistes aux aguets. Vytautas Landsbergis apprécia beaucoup « le soutien suédois et européen » de son visiteur auquel il offrit un petit concerto au piano de son compositeur favori Mikalogus Konstantinas Ciurlionis. Il insista sur le caractère non violent de son combat pour l’indépendance dont l’une des manifestations les plus explicites était l’impressionnante chaîne humaine organisée à son initiative dans les trois républiques baltes en août 1989 pour dénoncer leur annexion par l’URSS à la suite du pacte germano-soviétique de 1939. Dans son bureau était affiché le diplôme du Guiness Book pour sa pétition en faveur de l’indépendance de la Lituanie qui avait battu le record de la pétition la plus soutenue au monde avec 5. 218.520 signatures. Il paraissait très déterminé et confiant. Les deux hommes se quittèrent en se promettant de se revoir bientôt à Strasbourg.

Face aux positions totalement opposées dans l’appareil soviétique entre réformateurs et conservateurs Mikhaïl Gorbatchev est resté silencieux durant quelques jours, semblant hésiter sur la marche à suivre. Mais le 22 janvier, il a commencé sa conférence de presse, en déclarant «Je suis profondément ému par la tournure tragique prise par la confrontation en Lituanie et, ces derniers jours, à Riga. Je présente mes condoléances les plus sincères aux familles touchées par cette tragédie ». Il a affirmé aussi que « Les événements de Vilnius et de Riga ne sont en aucun cas l’expression de la politique pratiquée par le pouvoir présidentiel » en rejetant formellement « toutes les spéculations, tous les soupçons et toutes les calomnies à ce sujet ».
Ensuite il a livré son analyse personnelle des causes de la crise : « Tous les actes contraires à la loi et le mépris affiché vis-à-vis de la constitution elle-même et des décrets présidentiels, ainsi que la violation flagrante des droits civiques, la discrimination des gens d’une autre nationalité et une attitude irresponsable vis-à-vis de l’armée, des militaires et de leurs familles, qui ont créé le milieu et l’environnement où ce genre d’échauffourées et de bagarres ont pu survenir très facilement pour des raisons tout à fait inattendues. C’est là que réside la cause de cette tragédie, et non pas dans des ordres mythiques données d’en haut ».Dans la dernière partie il a fait la liste des mesures à prendre « pour empêcher une escalade de la confrontation, normaliser la situation et obtenir l’entente civile et la coopération ».

Il n’y avait pas de concessions aux revendications des républiques baltes et pas d’ouverture vers la reconnaissance de leur indépendance au sujet de laquelle il précisa : « Tout en réaffirmant le droit des républiques de faire sécession d’avec l’URSS, nous ne pouvons accepter l’anarchie ni l’arbitraire, même de la part d’organes élus. La sécession ne peut avoir lieu qu’après consultation de toute la population par voie référendaire et au terme d’un processus conforme à la loi. A cet égard, il est nécessaire de reprendre l’examen de la situation dans les républiques baltes au sein du Conseil de la Fédération. »

Sa déclaration a apaisé quelque peu les tensions sur place mais n’a pas convaincu les indépendantistes qui attendaient une condamnation des attaques de l’armée soviétique et refusaient de remettre la question de l’indépendance de leurs républiques entre les mains du Conseil de la Fédération.

Visite à Moscou et dans les Républiques baltes (14-17 février 1991)

Il fut relativement facile d’obtenir l’accord et des dates rapprochées pour cette visite parce que nous avions pris contact d’abord avec Moscou où nous voulions commencer nos entretiens pour une question de principe. Les dirigeants que nous avons rencontrés sur place ont d’ailleurs dit avoir apprécié que l’Assemblée se soit abstenue de prendre position sur la situation dans les pays baltes à sa session de janvier et ait décidé d’envoyer d’abord sur place une délégation de haut niveau composée du président et de vice-présidents de l’Assemblée et des présidents des commissions concernées, la commission politique et celle des relations avec les pays européens non membres. Il est impossible de relater dans ce cadre tout ce qu’il s’est passé et a été dit lors de cette mission très innovante par son format et sa nature et qui a donné lieu à un rapport détaillé soumis à l’Assemblée sur lequel nous avons travaillé à plusieurs sur place et à notre retour pour retracer fidèlement les positions de nos interlocuteurs et bien cerner les questions en débat à Moscou et dans les capitales baltes.

La première rencontre fut organisée par l’Ambassadeur de Suède auprès de l’Union soviétique le soir de notre arrivée. De caractère informel, elle nous donna l’occasion de parler librement avec les dirigeants de l’Union mais aussi de la République de Russie et avec les Ambassadeurs de plusieurs Etats membres. Le Président Björck a eu un entretien fort intéressant avec Boris Eltsine qui avec son franc-parler a dit que le projet d’Union soviétique « rénovée » en discussion venait trop tard et qu’il serait plus simple d’accorder l’indépendance aux républiques qui la demandent et reconstruire une communauté plus souple avec celles qui veulent rester ensemble. Il ajouta que lui-même avait l’intention de démocratiser les institutions de la Russie et de soumettre à un referendum le projet de faire élire son président au suffrage universel direct comme cela se faisait à l’Ouest !

Les dirigeants soviétiques que nous rencontrâmes le lendemain (notamment M. Lukyanov, président du Soviet suprême de l’Union soviétique, M. Laptev, président du Soviet de l’Union, le maréchal Moyseev, chef d’état-major général de l’armée soviétique et premier adjoint au ministre de la défense) étaient tous - avec quelques nuances - sur la ligne définie par Mikhaïl Gorbatchev dans sa déclaration du 22 janvier. Ils ont affirmé que la question balte était une question intérieure à l’Union soviétique et devait être résolue par elle tout en condamnant les opérations militaires du mois de janvier jugées illégales par l’un d’entre eux. Ils ont répondu sans réticence aux questions de nos parlementaires, allant jusqu’à demander l’aide du Conseil de l’Europe pour examiner la question des lois adoptées par les républiques baltes qui selon eux avaient des conséquences discriminatoires pour les citoyens soviétiques. Ils ont souligné que le but de l’URSS était de devenir membre à part entière du Conseil de l’Europe. Enfin ils s’attendaient à une stricte application des principes du droit international relatifs à la reconnaissance des Etats et ont marqué leur ferme opposition à l’attribution du statut d’invité spécial aux républiques baltes par l’Assemblée.

Le soir du 15 février nous nous sommes scindés en trois groupes composés chacun de deux parlementaires et d’un membre du secrétariat pour visiter les trois Républiques baltes. Nous avons été partout très bien accueillis et avons eu de longs entretiens avec les présidents des Conseils suprêmes, (Arnold Rüütel en Estonie, Anatoly Gorbunovs en Lettonie et Vytautas Landsbergis en Lituanie), avec des ministres, des présidents de commissions parlementaires, notamment des affaires étrangères et des droits de l’homme, des représentants de la majorité et de l’opposition, des responsables d’ONG et des représentants des minorités.
A l’évidence, les trois républiques avaient des positions communes sur les points essentiels. Elles avaient d’ailleurs créé un « Conseil balte » pour se concerter et coordonner leurs actions. Mais il y avait aussi des sensibilités particulières dépendant notamment de l’importance dans leur population des minorités, notamment russophones, et aussi de la présence plus ou moins forte sur leur territoire de l’armée soviétique.

Il y avait un accord unanime sur la position que la Constitution soviétique ne s’appliquait pas à leurs pays, qui n’étaient pas devenus membres de l’URSS volontairement mais suite au protocole secret du 28 septembre 1939 constituant le corollaire du traité de non-agression signé entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie –communément appelé « Pacte Molotov - Ribbentrop°»- auquel les Etats baltes, indépendants à l’époque, n’étaient pas parties. Dès lors, la seule législation qui s’appliquait dans les républiques était celle adoptée par leurs conseils suprêmes. Ils refusaient donc de participer aux négociations sur le nouveau traité de l’Union soviétique, car ce faisant ils reconnaitraient qu’ils en étaient membres et ne participeraient pas au référendum prévu en URSS le 17 mars sur ce traité. Le président Landsbergis a bien résumé leur position en déclarant : « La Lituanie n’a jamais décidé de faire partie de l’URSS. Pourquoi voudrait-elle en sortir ? ».

Nous avons compris que les dirigeants baltes ne feraient pas de compromis sur la question de l’indépendance et de la souveraineté. Nous savions bien sûr qu’ils comptaient sur le soutien du Conseil de l’Europe et de la communauté internationale. Ils étaient très heureux qu’un Etat de notre Organisation, l’Islande, ait reconnu leur indépendance et espéraient que d’autres Etats suivraient. Au retour de notre mission, nous avions le sentiment d’être dans une impasse, confrontés que nous étions à des positions qui paraissaient inconciliables.

Sur la base de notre rapport, le Bureau décida de maintenir sa décision antérieure de ne pas accorder le statut d’invité spécial aux républiques baltes au motif « qu’en l’état actuel de la situation celles-ci ne sont pas reconnues comme Etats souverains par la totalité des Etats membres du Conseil de l’Europe ». Il y avait une autre préoccupation qui n’était pas mentionnée : il fallait éviter d’envenimer la situation et rester un interlocuteur accepté et écouté des deux parties pour pouvoir contribuer à résoudre la crise. En même temps le texte recommandait à l’Assemblée de « prendre position en faveur de la démocratie authentique et, en l’espèce, des principes arrêtés dans la Charte de Paris sur l’autodétermination et le règlement pacifique des différends ». Par ailleurs il était dit que « l’Assemblée doit adopter une démarche pragmatique en étant consciente que les républiques baltes souhaitent obtenir une reconnaissance officielle, mais qu’elles s’attendent aussi, à des degrés divers, à ce qu’une proposition concrète leur soit adressée pour le renforcement de leurs relations avec le Conseil de l’Europe ». Le texte fait la liste de ce que l’Assemblée peut proposer de son côté, notamment au niveau des commissions concernées, et cite aussi la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe comme cadre approprié pour développer les relations au niveau infra-étatique.

Enfin le texte soulignait à l’intention du Comité des ministres « que la restauration de l’indépendance des Etats baltes ne constituera pas un précédent pour d’autres républiques soviétiques, étant donné que seules la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie étaient reconnus comme Etats indépendants et souverains avant 1940 et qu’elles étaient, en tant que telles, membres de la Société des nations ».

Guerre des chefs, tentative de coup d’Etat à Moscou et fin de l’URSS

Le 17 mars, ce n’est pas un mais deux référendums qui furent organisés Le premier portait sur le nouveau traité voulu par Mikhaïl Gorbatchev pour préserver l’Union sous la forme renouvelée d’une « Union des Etats souverains ». Une seule question était posée : « Pensez-vous qu’il est essentiel de préserver l’URSS sous forme d’une fédération renouvelée des républiques souveraines et égales où les droits et les libertés de chacun, quelle que soit la nationalité, seront pleinement garanties ? ». Boris Eltsine était opposé à ce référendum et a fait son possible pour le saboter. Les autorités d’Arménie, de Géorgie, d’Estonie, Lettonie, Lituanie et Moldavie ont décidé de le boycotter. Malgré cela, ce fut un succès avec une participation au vote d’environ 80% et 77,8% des voix favorables à la fédération renouvelée.

Le deuxième référendum portait sur la proposition de Boris Eltsine d’élire le président de la République de Russie au suffrage universel direct. La proposition fut entérinée à plus de 70% des votants et l’élection fixée au 12 juin. Il y eut 6 candidats dont Boris Eltsine, chef des réformateurs et président du Conseil suprême de Russie, et Nikolaï Ryjkov, ancien chef du gouvernement fédéral. Avec une participation de 75%. Eltsine fut élu dès le premier tour avec 57,3% des suffrages exprimés alors que Ryjkov n’en obtint que 16,8%.

Il y avait maintenant deux chefs à Moscou qui s’affrontaient : Boris Eltsine, président de la Russie en pleine ascension, et Mikhaïl Gorbatchev, Président de l’Union soviétique, en difficulté mais décidé à aller au bout de son projet.

La signature du traité instituant la nouvelle Union était prévue pour le 20 août et la vieille garde soviétique qui voulait l’empêcher profita de la situation délétère pour fomenter un coup d’Etat. Le 19 août, les putschistes prononcèrent l’incapacité du président soviétique qui était en vacances dans sa datcha de Crimée, avant de procéder à l’arrestation des réformateurs, tandis que des chars et des véhicules blindés se déployaient dans la capitale. Boris Eltsine qui avait des partisans au sein des forces de sécurité soviétiques réussit à échapper à l’arrestation et parvint jusqu’au parlement russe malgré les chars qui l’entouraient. Il n’hésita pas longtemps, grimpa sur l’un des engins et appela ses compatriotes à s’opposer au putsch et à soutenir les réformes faites en Russie. Des altercations éclatèrent et les militaires tirèrent sur la foule. Il y eut une dizaine de morts. Pour les Moscovites c’étaient les putschistes qui avaient conduit l’armée à tirer sur le peuple. Plusieurs d’entre eux se suicidèrent et le 21 août tous les autres furent mis en prison.

Gorbatchev de retour à Moscou s’est adressé au Parlement russe et a tenté de disculper ses ministres. Mais Eltsine le força à lire un document qui prouvait que tous ses ministres, sauf un, avaient soutenu le coup d’Etat. Tout cela se passait devant les caméras de la télévision et le président soviétique sortit de cette mésaventure affaibli et humilié alors que Eltsine en était le grand gagnant puisque, tout en étant devenu son principal opposant, il avait sauvé son ancien compagnon d’une destitution peu glorieuse.

Eltsine était maintenant décidé à démanteler l’appareil soviétique. Fin août, il suspendit les activités du PCUS et confisqua ses biens. Le sort du Conseil suprême fut réglé les jours suivants. Début septembre, le Congrès des députés du peuple de l’URSS se sabordait à son tour. Début novembre la Constitution de la république russe fut modifiée et son président obtint des pouvoirs renforcés. Le 15 novembre Boris Eltsine décida de cumuler les fonctions de Président et de Premier Ministre.

Le 1er décembre les Ukrainiens votèrent en faveur de l’indépendance, reconnue immédiatement par Eltsine qui se rendit à Minsk où il retrouva ses homologues de l’Ukraine et de Biélorussie. Ils constatèrent ensemble la « disparition de l’URSS » et créèrent une « communauté des Etats indépendants » (CEI). Les présidents des anciennes républiques de l’URSS, à l’exception de la Géorgie et des Républiques baltes, se réunirent à Moscou le 21 décembre. Ils choisirent tous d’adhérer à la CEI et décidèrent de supprimer le poste de Président de l’URSS. Ils convinrent que le siège de membre permanent au conseil de Sécurité des Nations Unies détenu jusqu’alors par l’URSS reviendrait à la Russie.
Le 25 décembre 1991, Mikhaïl Gorbatchev est acculé à la démission. Au faîte du Kremlin le drapeau rouge, orné d’une faucille et d’un marteau, est remplacé par les trois couleurs (blanc, bleu et rouge) du drapeau russe.

Dans les analyses et prises de position sur la « Maison commune européenne», il y eut bien des arrière-pensées, tant à l’Est où il s’agissait d’abord de sauver le régime soviétique, qu’à l’Ouest où l’on souhaitait très largement la fin de ce régime et ne pas participer à son sauvetage. Mais il y avait aussi des deux côtés une part de rêve et même d’utopie qui a conduit des responsables politiques à poursuivre le projet de réunir le continent européen, avec des nuances, sous la bannière des valeurs du Conseil de l’Europe. Notre Organisation a elle-même alimenté ce rêve, jusque dans ses programmes d’activités, par des appellations telles que « la Grande Europe », « le rôle paneuropéen du Conseil de l’Europe », « Une Europe sans clivages », qui ont suscité l’adhésion et ont été reprises dans un bon nombre de déclarations et de publications.

L’on trouve également des références à « Une Europe sans clivages » dans des déclarations officielles russes après le départ du pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, mais très peu à la « maison européenne commune ». Il y en a cependant une, très pertinente, faite par le Président Poutine qui a déclaré devant le Bundestag à Berlin le 24 septembre 2001 : « Il y a peu de temps il paraissait que bientôt naitrait sur le continent une véritable maison commune, dans laquelle les Européens ne seraient pas répartis en Européens de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud. Mais de tels clivages subsistent néanmoins car nous ne sommes pas libérés définitivement des stéréotypes et des clichés idéologiques de la guerre froide… Sans une architecture de sécurité modérée, durable et stable, nous ne réaliserons jamais sur ce continent un climat de confiance, et sans ce climat de confiance, une grande Europe unifiée n’est pas possible ».

C’est peu dire que de constater que les événements de ces dernières années n’ont guère contribué à créer un tel climat de confiance. Qui en porte la responsabilité ? Sur une question aussi complexe, les opinions divergent évidemment. Espérons que, face aux tensions actuelles entre la Fédération de Russie et notre Organisation, le dialogue prévaudra et permettra au Conseil de préserver la dimension paneuropéenne acquise au début de ce siècle, qui a indéniablement fait progresser la démocratie et le respect des droits de l’homme sur le continent européen et constitue une contribution importante à sa sécurité démocratique.