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Arrière plan de l'événement
13 septembre 2019

Un été albanais

De prison en prison - 1993

Claudia Luciani

La chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 a entraîné l’effondrement des régimes communistes, et a étendu le champ de la démocratie à l’ensemble du continent européen. Cette révolution pacifique, qui s’est propagée à une vitesse que personne n’aurait pu imaginer, a provoqué, dans certains cas, des situations humanitaires dramatiques. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de l’Albanie dans les années 1991-1993, où le Conseil de l’Europe s’est retrouvé face à des défis sans précédent, jusqu’à vérifier l’acheminement de colis humanitaires dans les prisons.

Qui peut oublier ces images de 1991 ? Celles du grand navire Vlora pris d’assaut par des dizaines de milliers de personnes fuyant la misère et la faim en essayant d’atteindre le port de Bari, de l’autre côté de l’Adriatique. Un an plus tard, l’Albanie allait demander son adhésion au Conseil de l’Europe, mais le chemin semblait alors sans fin.

Fin 1992, avec l’enthousiasme typique d’une jeune recrue et l’encouragement mutuel d’un groupe d’amis et collègues tout aussi enthousiastes, nous créions la « Task force Albanie » afin d’aider les autorités à construire les fondements de l’État de droit. Bien que peu expérimentés à l’époque, nous nous portâmes tous volontaires pour passer de longues périodes dans le pays afin de travailler dans un bureau situé juste en face de celui du nouveau ministre de la Justice. Convaincre notre hiérarchie ne fut pas une mince affaire ; il n’y avait aucune disposition pour que le personnel aille vivre et travailler dans un État non membre, sans parler des conditions matérielles ou de sécurité. Mais c’est ainsi que naquit la toute première présence sur le terrain du Conseil de l’Europe et que je passai un long été à Tirana.

Même par rapport aux standards albanais, l’été 1993 fut très chaud. Les pénuries d’eau étaient la norme, la collecte des ordures l’exception. Des couloirs de déchets ménagers soigneusement empilés s’alignaient devant les immeubles, créant des ruelles étroites aux puanteurs insupportables. C’était mon tour à Tirana et, comme le prévoyait l’arrangement, les trois autres membres de la task force restèrent à Strasbourg en renfort. Heureusement pour nous, les autorités avaient décidé de nous accorder un logement gratuit dans la villa n° 6, la maison d’hôtes du gouvernement. Nous disposions d’une chambre spacieuse dans une grande maison avec une salle de bain propre et un personnel très aimable. La nourriture était rare, mais pour les invités étrangers, il y avait toujours un morceau de fromage dur et quelques œufs sur lesquels nous pouvions compter en rentrant le soir. Pas d’eau cependant, pas même dans la villa n° 6.

Il y avait toujours beaucoup à faire pour les jeunes employés du ministère de la Justice, mais le rythme ralentissait inévitablement pendant les mois d’été. Je décidai ainsi de demander à mon fiancé de me rejoindre pendant quelques jours pour visiter le pays. Je voulais qu’il voie enfin par lui-même comment c’était ici. En effet, malgré mes efforts pour lui décrire, dans d’interminables appels téléphoniques nocturnes, ce que je voyais et vivais dans ce pays – le dénuement des gens, l’effondrement total des infrastructures publiques, la recherche de nourriture et l’immense fierté qui devait être ravalée face au monde extérieur –, j’étais persuadée qu’il allait avoir le choc de sa vie en atterrissant à l’aéroport de Rinas. Oui, j’étais sûre que même un voyageur accompli comme lui serait stupéfait par la réalité d’ici.

L’opération Pélican

Ma collègue de la task force interrompit brusquement la planification de ce séjour pour m’informer qu’une cargaison d’aide humanitaire d’un État membre devait arriver prochainement au port de Vlora et qu’un haut fonctionnaire, directeur de prison, était censé l’escorter en Albanie, pour s’assurer que les colis soient livrés en toute sécurité dans les neuf prisons albanaises auxquelles ils étaient destinés. «Les autorités veulent envoyer leur aide par l’intermédiaire du Conseil de l’Europe, dans le cadre de l’opération Pélican[1]». Ma collègue fut très précise à ce sujet; elle ne laissa aucun doute quant au fait que je devrais accompagner le fonctionnaire et remettre personnellement les colis dans chaque prison avec lui.

Tu parles d’un changement de plan ! Il fallait régler les formalités douanières au port sans plus tarder, louer une fourgonnette et me préparer à traverser le pays pour escorter le camion chargé d’une cargaison d’aide humanitaire vers chaque prison. Tout cela signifiait, bien sûr, que je devais annuler mes projets de vacances ! Mais comme les billets étaient déjà achetés, mon fiancé n’avait qu’à se joindre à moi et au convoi.

Je n’étais pas du tout experte en prisons. Je n’y avais jamais mis les pieds de ma vie ! Ma collègue tenta de me rassurer. Mon travail consisterait simplement à assurer la liaison avec les autorités albanaises, me dit-elle ; l’expert ès prisons s’occuperait de la partie prisons. Entre-temps, les formalités douanières furent miraculeusement accomplies en un temps record ; le port était le principal point d’entrée de l’impressionnante aide humanitaire qui nourrissait et habillait les Albanais depuis 1991. Grâce à l’intervention efficace de notre assistante, nous pûmes louer une petite camionnette avec chauffeur pour nous trois, et nous étions prêts à partir. Je ne m’attendais pas à une telle célérité : j’espérais probablement secrètement que les obstacles seraient insurmontables et que l’expédition serait annulée ; mais non, tout était prêt pour que l’expédition commence.


[1]. La première phase (septembre 1991 - mars 1992), menée par les Italiens, a permis de transporter 100 000 tonnes de nourriture en Albanie. La seconde phase (mars 1992 - -septembre 1993) a permis la distribution de l’aide humanitaire de la Communauté européenne à l’Albanie.

 


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Claudia LUCIANI
Entrée au Conseil de l’Europe en 1990, après avoir travaillé au service juridique du Bureau international du travail, elle a été très impliquée dans les questions liées aux nouvelles démocraties au Conseil de l’Europe après la chute du mur de Berlin. Elle a poursuivi une longue carrière à la direction générale des Affaires politiques en tant que responsable des Relations extérieures, puis des pays des Balkans, jusqu’à sa promotion comme directrice politique. Claudia a travaillé pour l’établissement de la direction générale des Programmes, responsable des programmes de coopération sur le terrain, pour passer ensuite à la direction générale de la Démocratie, où elle est actuellement la directrice des questions d’égalité et des violences faites aux femmes, ainsi que des questions de gouvernance démocratique dans les États membres.