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Le miel et le sang
Serbie – 2006-2007
Denis HUBER
Après les bouleversements intervenus entre 1989 et 1991, le Conseil de l’Europe s’est remarquablement adapté à la nouvelle réalité géopolitique de notre continent et à la mission qui est devenue la sienne d’assister les pays ayant rejoint l’Organisation dans leur cheminement vers la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit. Un des changements majeurs a été la nécessité d’être de plus en plus présent sur le terrain, et de nombreux agents ont vécu, vivent ou vivront l’expérience d’être en poste hors de Strasbourg. Denis Huber a été l’un d’entre eux : il nous raconte l’histoire de son séjour en Serbie en 2006-2007.
21 septembre 2007. Une foule nombreuse et joyeuse se presse sur la place Nikola-Pasic, au centre de Belgrade. La circulation a été bloquée, ce qui ne manque pas de provoquer un concert de klaxons. L’ambiance est à la fête : les enfants sont partout, le soleil encore estival apporte sa touche de lumière et de chaleur. Tous les regards sont tournés vers la tribune qui se dresse devant le parlement serbe, et qui surplombe un immense drapeau bleu parsemé de douze étoiles d’or, entouré de quatre rangées d’enfants silencieux et concentrés. Les applaudissements fusent lorsque les quarante enfants (dix Français, dix Allemands, dix Russes et dix Serbes, vêtus respectivement en bleu, blanc, rouge et violet) soulèvent le drapeau géant qui occupe tout l’espace devant l’enceinte historique, lui donnant un éclat européen inimaginable quelques années auparavant.
Debout sur la tribune, je regarde la scène avec émotion, pas seulement parce que mes deux fils figurent parmi les enfants qui font danser le drapeau au rythme des hymnes serbe et européen. Le Secrétaire général du Conseil de l’Europe Terry Davis est à mes côtés, avec Oliver Dulic, le président du parlement serbe, et le ministre de la Culture Vojislav Brajovic. Il souligne que « la Serbie fait partie intégrante de l’Europe, géographiquement, culturellement, historiquement et politiquement », en ajoutant que « le drapeau qui est déployé aujourd’hui est notre drapeau à tous ». L’hymne national serbe interprété par Marija Serifovic, tout auréolée de son récent succès au concours Eurovision de la chanson, est repris en chœur par des centaines de poitrines. L’hymne européen, chanté de tout cœur par les enfants, lui fait écho... en cinq langues (la version anglaise, chantée en final, réunissant tous les participants) !
Je suis fier d’être à l’initiative de cet événement, largement relayé par les médias, qui symbolise le nouvel ancrage européen et démocratique d’un pays ravagé par les tragédies du xxe siècle. Tout en félicitant mon équipe du bureau du Conseil de l’Europe à Belgrade, je vois défiler dans ma tête les images des douze mois écoulés, virevoltant comme les mouvements d’une symphonie.
Allegro
12 septembre 2006. 21 heures passées. Nous vivons en famille une douce soirée de fin d’été, dans notre maison de Reichstett, au nord de Strasbourg. Le portable sonne dans ma poche : c’est Terry Davis, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe. Il m’annonce qu’il a décidé de me nommer représentant spécial en Serbie et directeur du bureau du Conseil de l’Europe à Belgrade. Je le remercie pour cette décision qui m’honore. Notre vie bascule. Nous faisons pétiller quelques bulles.
La nouvelle est officialisée le lendemain matin, dans la communication du Secrétaire général au Comité des ministres. Après dix ans passés dans cette salle où se prennent les décisions qui engagent le présent et l’avenir du Conseil de l’Europe, je me réjouis de pouvoir vivre une expérience sur le terrain, de vérifier si notre travail à Strasbourg a, ou non, un impact concret dans un État membre très particulier : la Serbie, qui a rejoint l’Organisation trois ans auparavant, après une histoire plus que tourmentée, et qui s’apprête à prendre, un an plus tard, la présidence tournante du Comité des ministres.
Sans y avoir jamais mis les pieds, je ne débarquerai pas en terra incognita. Après avoir assisté, impuissant depuis Strasbourg, au déferlement de violence entre 1991 et 1995, le Conseil de l’Europe a en effet joué un rôle moteur dans la réintégration des anciens belligérants dans la famille européenne, en accueillant tour à tour la Croatie (dès novembre 1996), la Bosnie-Herzégovine (en avril 2002), et enfin la République fédérale de Yougoslavie, devenue la Communauté d’États de Serbie et Monténégro (en avril 2003). Cette dernière adhésion avait été particulièrement difficile, en raison de la réticence des successeurs de Slobodan Milosevic – en premier lieu celui qui fut son « tombeur » en octobre 2000, Vojislav Kostunica – à opérer une claire rupture avec le passé en coopérant avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie dans la recherche et l’arrestation des criminels de guerre.
Il avait fallu un acte de courage inouï – la décision du Premier ministre Zoran Dindic de transférer Milosevic manu militari à La Haye au printemps 2001 – pour convaincre l’Assemblée parlementaire de voter un avis favorable (en septembre 2002). Et il avait fallu une tragédie – l’assassinat de ce même Dindic le 12 mars 2003 – pour que le Comité des ministres accepte enfin d’ouvrir à Belgrade le chemin de Strasbourg. Étant en charge du dossier au secrétariat du Comité des ministres, j’avais suivi de très près tous ces développements, les derniers en date étant la mort de Milosevic dans sa cellule de La Haye le 11 mars 2006 et le référendum du 21 mai 2006 sur l’indépendance du Monténégro, qui avait consommé le divorce entre Belgrade et Podgorica en franchissant d’extrême justesse la barre des 55 % fixée par l’Union européenne.
Presto
5 octobre 2006. J’atterris à Belgrade, avec mon épouse et notre petite fille âgée de cinq mois (nos deux « grands » garçons, âgés de neuf et sept ans, sont restés à la maison sous la garde des grands-parents). Six ans jour pour jour après la chute de Slobodan Milosevic, la Serbie est en pleine effervescence politique : un projet de Constitution vient d’être adopté (le 30 septembre) à la quasi-unanimité par le parlement. Un véritable miracle pour qui connaît la complexité du paysage politique serbe, ainsi que les profondes divisions entre les partis qui le composent et leurs dirigeants. Ce développement inattendu a pour origine l’union sacrée qui s’est faite autour de la question du Kosovo[1]*, après que l’envoyé spécial des Nations unies, l’ancien président finlandais Martti Ahtisaari – tirant les conséquences de l’impasse totale des négociations menées à Vienne sur le futur statut de la province serbe sous contrôle international depuis 1999 –, eut annoncé pendant l’été qu’il proposerait une solution d’ici la fin de l’année, fondée sur le principe de l’indépendance du Kosovo*.
* Toute référence au Kosovo, que ce soit le territoire, les institutions ou la population, doit se comprendre en pleine conformité avec la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies et sans préjuger du statut du Kosovo.
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Denis HUBER
Entré dans la carrière diplomatique en 1990 au ministère français des Affaires étrangères, Denis Huber a rejoint le Conseil de l’Europe en 1993. Il y a notamment acquis une expérience de dix ans au secrétariat du Comité des ministres, en étant directement impliqué dans la préparation et le suivi des deuxième et troisième Sommets des chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe. Entre 2006 et 2012, il a été en poste à Belgrade, en tant que représentant spécial du Secrétaire général en Serbie, puis à Lisbonne, en tant que directeur exécutif du Centre Nord-Sud. De retour à Strasbourg, il a été successivement affecté au Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, à la direction générale de l’Administration, puis au Groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite de stupéfiants (« Groupe Pompidou »). Il est l’auteur du livre Une décennie pour l’Histoire : le Conseil de l’Europe 1989-1999.