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La roue dans le vide
Bielorussie – 2001-2016
Tatiana TERMACIC
Après la chute du mur de Berlin puis l’implosion de l’URSS, le Conseil de l’Europe a connu une vague d’élargissement sans précédent puisqu’il rassemble aujourd’hui la quasi-totalité des États européens. Un pays fait exception, la Biélorussie, dont la demande d’adhésion est gelée depuis 1996 en raison de la dérive autoritaire de son président et de la poursuite des exécutions capitales dans le pays. La coopération n’a cependant jamais cessé entre le Conseil de l’Europe et la Biélorussie, avec ses hauts et ses bas, ses promesses et ses reniements, son cortège d’espoirs et de déceptions.
Je ne m’attendais pas à un wagon avec des banquettes en bois tout du long et des fenêtres sans vitre. Le train précédent qui nous avait menés, mon expert et moi, jusqu’à la frontière, n’avait rien d’inhabituel pour un train régional, dont les fauteuils de première classe étaient profonds et confortables, et gris, couleur ô combien dominante dans cette partie de l’Europe à cette époque-là. Notre destination ? La ville de Brest, dont certains se souvenaient encore de son ancien nom, Brest-Litovsk, siège de la signature du traité de paix entre l’Empire allemand et la jeune république russe bolchevique, le 3 mars 1918.
En attendant notre correspondance, j’avais flâné dans la rue qui s’allongeait face à la gare, réchauffée par un soleil amical, évitant les étals posés à même le trottoir, sur lesquels s’amassaient des articles ménagers et des jouets en plastique fabriqués en Chine, des barils de lessive, du savon et autres produits de toilette bon marché, des vêtements de seconde main, de temps en temps égayés par un seau rempli de fraises des bois ou de cassis fraîchement cueillis. J’avais acheté quelques fruits emballés dans du papier journal enroulé comme un cornet.
En ce printemps 2001, la Pologne n’avait pas encore été admise au sein de l’Union européenne et un visa pour y entrer n’était pas nécessaire aux ressortissants du pays voisin, qui venaient y chercher des marchandises de base bien moins chères que ce qu’ils pouvaient acheter chez eux, en Biélorussie. Un visa n’était pas nécessaire, mais un monde séparait ces deux pays situés au cœur de l’Europe. Tandis que l’un avait embrassé les valeurs défendues par le Conseil de l’Europe, l’autre s’en était éloigné un jour de novembre 1996 où le président Loukachenko s’était de facto octroyé la possibilité d’un mandat sans fin et où les électeurs avaient confirmé leur attachement à la peine de mort lors d’un référendum. Ce référendum aurait dû rester purement consultatif, à la place il avait été utilisé par le président pour amender la Constitution sans vote du parlement.
J’ai commencé ma carrière au sein du Conseil de l’Europe en 1999 au sein de l’entité de la direction des Droits de l’homme, qui s’appelait alors section « Adacs » (Activities for the Development and Consolidation of Democratic Stability), créée pour aider les pays d’Europe centrale et orientale, alors nouveaux États membres ou encore candidats, à respecter les engagements qui découlaient de l’adhésion à l’Organisation. À l’époque, on parlait d’assistance, assistance qui s’est transformée avec les années en coopération. Après une première mission à Minsk, où j’avais rencontré des femmes et des hommes dévoués à transformer leur pays en État démocratique respectueux des droits de l’homme et des fonctionnaires qui comprenaient parfaitement, peut-être avec un peu de regret, les conséquences du référendum de 1996, j’avais eu l’idée un peu folle et ambitieuse d’organiser une série de séminaires visant à promouvoir l’abolition de la peine de mort auprès de magistrats, procureurs, avocats, enquêteurs et représentants de la société civile. Un militant des droits de l’homme de Minsk, dont l’activité quotidienne était la recherche dans le domaine de la nano-physique, était le partenaire du Conseil de l’Europe dans cette entreprise qui allait me mener, avec un groupe d’experts fidèles, aux quatre coins du pays, dans des lieux plus ou moins inattendus.
Bureaucraties incompatibles
Mettre en œuvre une activité en Biélorussie n’était pas une mince affaire. La bureaucratie du Conseil, avec ses œillères, et celle, kafkaïenne, du régime Loukachenko n’étaient guère compatibles. Le responsable des finances m’avait demandé pourquoi je voulais faire un virement en Biélorussie, alors que l’activité que j’organisais aurait lieu en Bretagne... Mon partenaire avait dû se rendre plusieurs jours de suite à l’administration présidentielle pour obtenir le sceau nécessaire à débloquer les fonds nécessaires à l’organisation des activités. La seule personne habilitée à apposer l’indispensable cachet était un fonctionnaire absent pour cause d’exercice militaire et personne ne pouvait dire quand il reviendrait à son poste de travail.
Notre train était prêt à partir, sur ses rails dont l’écartement menait résolument vers l’Est. Nous avons réussi à trouver deux places sur une des banquettes aux lattes lissées par les milliers de fesses voyageuses qui nous avaient précédées. Rapidement, nous fûmes entourés de femmes de tous âges, dont les cabas débordaient d’achats destinés à être revendus à des voisines ou à des collègues de travail. C’était une activité exclusivement féminine. Les seuls hommes à bord du train portaient un uniforme et contrôlaient les passeports.
Le train s’ébranla. Notre banquette avait attiré beaucoup de monde et de regards. Mon expert n’avait pas l’air très rassuré et maudissait l’agence de voyages du Conseil qui nous avait acheté des billets avec correspondance. Quant à moi, je rigolais. Il faisait beau, les fraises des bois avaient été délicieuses – mon compagnon de route avait refusé de les goûter, car elles n’avaient pas été lavées et Tchernobyl, pensait-il, n’était pas loin – et, le lendemain, nous attendaient des personnes que nous allions rallier aux valeurs du Conseil de l’Europe. Nous étions si proches, ils seraient sensibles à nos arguments inébranlables, croyais-je, encore novice.
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Tatiana TERMACIC
Elle dirige actuellement la division de la Coordination et de la Coopération internationale au sein de la direction générale des droits de l’homme et de l’État de droit du Conseil de l’Europe. Avocate de formation, elle commence sa carrière professionnelle aux Nations unies en 1993, dans l’équipe de Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spécial pour l’ex-Yougoslavie. De 1995 à 1998, elle travaille au sein du bureau du procureur du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie. Elle rejoint le Conseil de l’Europe en 1999, où elle a été responsable jusqu’en 2017 des programmes de coopération mis en œuvre par l’Organisation. Depuis, ses responsabilités incluent la coordination avec les autres institutions internationales, notamment l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne. Tatiana Termacic est parisienne, d’origine ex-yougoslave.