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angle-left null One November night on the motorway
Arrière plan de l'événement
13 septembre 2019

Une nuit de novembre sur l’autoroute

Chute du mur de Berlin – 1989

Marc SCHEUER

L’Histoire est faite de cycles et de périodes, de courbes et de lignes droites, de bouleversements et d’accalmies, mais aussi de moments où le temps semble suspendu. Marc Scheuer nous raconte un de ces moments, lors d’une nuit de novembre 1989 sur l’autoroute entre Francfort et Strasbourg.

Il arrive que la mémoire fixe avec précision les circonstances d’événements hors du commun, restituant à l’envi l’heure et le lieu où nous les avons vécus, notre premier sentiment, et jusqu’aux bruits, visages ou parfums alentour.

9 novembre 1989, vers 22 heures. Nuit noire sur l’autoroute Francfort-Strasbourg. Nous sommes trois à rentrer d’une mission à Oslo avec la Secrétaire générale Catherine Lalumière, dont je viens de rejoindre le cabinet. Ce devait être, comme ce le sera si souvent par la suite, une pause, un temps de décompression, un retour détendu sur les rencontres qui viennent de s’achever. Pas ce soir. La radio de bord nous projette à Berlin. Elle évoque une foule énorme massée aux points de contrôle entre les secteurs de la ville. Les gens scandent « Nous sommes le peuple ! » et commencent à se répandre d’Est en Ouest. Plus tard, ils rentreront chez eux.

L’information est énorme. Nos pensées se bousculent. Ayant, à trois ans près, l’âge du Conseil de l’Europe, mon imagination d’enfant, d’adolescent, puis d’étudiant, a été marquée par les tragédies de 1956 à Budapest, 1961 à Berlin, 1968 à Prague. Ces souvenirs vont et viennent dans mon esprit, se mêlant aux annonces qui se succèdent : aucune violence, pas de fuite non plus. Une impressionnante affirmation du droit d’aller et de venir. La population a pris en main son destin et aucun pouvoir ne fait mine de s’y opposer. Tout cela est si neuf dans sa radicalité.

Certes, les impasses économiques aidant, les choses avaient commencé de bouger à l’Est. Des processus de réforme et d’ouverture avaient été engagés, en Pologne puis en Hongrie, tandis que l’Union soviétique de Gorbatchev testait glasnost et perestroïka. Ailleurs, comme en RDA ou en Tchécoslovaquie, le parti et les institutions restaient immobiles, et les sociétés civiles manifestaient de plus en plus ouvertement en faveur des droits de l’homme et d’une société plus ouverte. Des passerelles avaient été jetées vers certains de ces pays. M. Gorbatchev s’était exprimé, quatre mois plus tôt, devant l’Assemblée parlementaire, évoquant une future maison commune. Il n’empêche. Jusqu’à cette nuit-là, la fin de la division européenne était considérée au mieux comme une éventualité à long terme. D’où la sensation d’une prodigieuse accélération de l’Histoire.

Nous faisons ralentir la voiture, comme pour mieux écouter et réfléchir. Les pensées tournent en silence autour de la frontière devenue poreuse, impunément chevauchée. Elles la visualisent, tentent de prendre la mesure de cet effacement. Encore confus, le sentiment que notre monde n’est plus le même remplit l’habitacle.


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Marc SCHEUER

Juriste, il a exercé une variété de fonctions au Conseil de l’Europe, principalement dans la coopération politique et la protection des droits de l’homme. Il a notamment coordonné la préparation du premier sommet des chefs d’État et de gouvernement en 1993. De 2008 à 2013, il a dirigé à New York le secrétariat de l’Alliance des civilisations, un projet porté par le Secrétaire général des Nations unies.