Agrégateur de contenus

angle-left null Take it like a man
Arrière plan de l'événement
13 septembre 2019

Contrecoups

Interdiction des châtiments corporels - 1987

Mark NEVILLE

Que ce soit la petite ou la grande, l’Histoire n’est pas avare de clins d’œil.
Parmi les réalisations marquantes du Conseil de l’Europe figure l’abolition des châtiments corporels dans les écoles. En voici l’histoire, sous forme de clin d’œil entre le juriste et le petit garçon qu’a été Mark Neville, victime parmi d’autres de la brutalité d’un professeur sadique.

N’avez-vous jamais été rossé durant votre scolarité ?
Je ne peux pas dire que ça m’ait fait du mal.
Je ne peux pas dire que ça m’ait fait du bien.

Pridwin, aux yeux d’un gamin de neuf ans, était une école qui pouvait être effrayante, et Shorty, son directeur, un personnage terrifiant. Shorty était le fier propriétaire de « Bertie la brosse », et c’est lui qui la maniait.

Bertie était une brosse à vêtements, de qualité supérieure. Une brosse plutôt imposante. Mesurant quelque 25 centimètres de long, elle était dotée d’un robuste col, d’un manche confortable et d’une lourde tête ovale arrondie sur les bords. Façonnée d’une pièce dans du frêne, elle était garnie de crins de cheval parfaitement adaptés pour retirer poussières et peluches des vêtements et entretenir la souplesse du tissu. Elle était également parfaitement adaptée pour rosser les écoliers.

C’est un lundi après-midi de l’année 1968, peu après 14 heures, que Bertie et moi nous sommes rencontrés pour la première fois – violemment. Elle avait dû arborer dans la fleur de l’âge une couleur bourgogne foncé sous trois couches de vernis en guise de finition, mais après des décennies de contact avec des postérieurs d’écoliers, elle avait désormais perdu presque tout éclat. Et moi aussi.

Un autre lundi, en janvier 1987, à Strasbourg, près de dix-neuf ans plus tard, alors que la neige recouvrait la ville, j’arrivais rouge d’excitation devant le bâtiment des droits de l’homme, une architecture de style moderne, à la Le Corbusier. Je serrais dans ma poche un contrat de travail. J’avais été engagé pour une durée de six mois à un poste de juriste à la Commission européenne des droits de l’homme. J’avais vingt-huit ans et venais tout juste de m’échapper du froid et de l’humidité de Londres, où je m’étais affranchi d’un lamentable cabinet d’avocats en contentieux que distinguait l’honneur discutable de défendre la firme pharmaceutique ayant commercialisé la thalidomide, dans le cadre de l’affaire Sunday Times qui allait aboutir à une décision de justice de première importance en matière de liberté d’expression.

À Strasbourg, il faisait dix degrés de moins que dans la capitale britannique et le ciel de neige affichait trois nuances de gris plus sombres, mais, pénétrant dans le bâtiment des droits de l’homme, j’avais l’impression de marcher sous un soleil éclatant. Bientôt, j’étais confortablement installé dans un bureau du deuxième étage donnant sur le Palais de l’Europe. Au chaud derrière les fenêtres à double vitrage, je regardais tomber la neige tandis que les dossiers bleus des procédures pendantes devant la Commission s’accumulaient sur la pile des affaires à traiter à un rythme comparable aux flocons. La quasi-totalité de ces dossiers traitait d’un unique sujet : les châtiments corporels au Royaume-Uni.

Motifs de punition illimités

Je ne saurais dire précisément combien de fois, à l’école, j’ai été frappé par Bertie la brosse, ou par sa cousine, une autre brosse maniée par un prof de gym, psychopathe sadique, mais je me souviens parfaitement de la première fois. Tout cela parce que ma mère avait oublié de mettre dans ma valise la serviette en lin blanc portant mon nom de famille brodé en bleu sur l’ourlet.

Dans l’école que je fréquentais, on n’avait pas à s’inquiéter de savoir si l’on serait puni pour une faute mineure. La punition était standardisée et automatique. Comme la respiration, elle venait naturellement. Shorty était un homme routinier, administrant ses corrections chaque jour à la même heure, cinq jours par semaine. « Pas de serviette, Neville ? À 14 heures, bureau du directeur. »

Les motifs de punition étaient illimités et l’on était susceptible de mériter une correction à la moindre incartade. « Arrivé en retard, Neville ? 14 heures, bureau du directeur. Pas de nom sur votre sac de sport, Neville ? 14 heures, bureau du directeur. Vous avez pris votre temps pour manger votre assiette de courge et citrouille, Neville... », et ainsi de suite.

La seule chose à ne pas être standardisée, c’était le nombre de fois que Shorty faisait voler sa brosse. On pouvait en escompter trois ou quatre, mais on ne le savait jamais à l’avance. Il suffisait d’attendre, d’écouter couiner la jambe de fer-blanc de Shorty tandis qu’il balançait tout son poids vers l’arrière avant de frapper, et de compter les coups en son for intérieur.

Ce jour-là, nous étions trois à attendre à l’extérieur du bureau du directeur, qui était situé à l’arrière des bâtiments de l’école, à l’ombre d’un énorme chêne. Trois marches en pierre montaient vers l’entrée, qui ressemblait à une porte de grange, divisée en deux, la moitié supérieure ouverte comme pour vous accueillir. Je marchais en rond, usant sous mes pas ce qui restait de la pelouse sous l’arbre, attendant que sonne la cloche de 14 heures.

Le Royaume-Uni, réputé « meilleur client » de Strasbourg

Mon deuxième jour de travail à Strasbourg, à 9 heures du matin, j’avais déjà commencé à feuilleter les dossiers qui s’entassaient sur mon bureau et à lire les recours des requérants. Il s’agissait pour l’essentiel de petits Jeannot qui avaient été frappés à coups de baguette ou avaient subi d’autres châtiments corporels dans des écoles publiques du Royaume-Uni. Il y avait également une petite Jeannette, ce qui attestait que la discrimination sexuelle n’existait pas, du moins quand il s’agissait de battre des enfants. À l’époque, le Royaume-Uni était réputé « meilleur client » de Strasbourg, le premier producteur de plaintes, faute d’avoir incorporé dans son droit interne la Convention européenne des droits de l’homme. En 1987, nous étions encore loin du temps où les pays d’Europe centrale et de l’Est viendraient submerger la Commission et la Cour de litiges de leur propre facture, reléguant le Royaume-Uni du statut de meilleur client à celui de simple mauvais élève.


Si vous souhaitez poursuivre votre lecture, vous pouvez acquérir le livre "Artisans de l'Europe".


Mark NEVILLE
Il travaille pour le Conseil de l’Europe depuis 1987, d’abord pour la Commission européenne des droits de l’homme, puis pour le Centre d’infor­mation sur les droits de l’homme. Il a été chef des programmes de coopération en matière de droits de l’homme avec l’Europe centrale et orientale, secrétaire exécutif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales et chef du département Migration et Égalité de l’Assemblée parlementaire. En 2014, il est nommé chef du cabinet du président de l’Assemblée parlementaire. D’autres expériences professionnelles comprennent des recherches juridiques sur l’apartheid et la législation du travail en Afrique du Sud en 1981, son travail pour un courtier en réassurance de la Lloyd’s Reinsurance et des avocats à Londres, et son travail de consultant juridique pour le HCR pendant la crise des boat-people vietnamiens au début des années 1990.