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Arrière plan de l'événement
16 septembre 2019

Construire la démocratie par la base

Kosovo* – 1999

Ulrich BOHNER

Après le sommet de Vienne en 1993, qui lui a donné pour mission d’accueillir le plus rapidement possible les nouvelles démocraties européennes, le Conseil de l’Europe a opéré une profonde mutation, en développant progressivement sa capacité à agir sur le terrain. Il a ainsi mis en place dès 1999, dans des circonstances très particulières, le bureau du Conseil de l’Europe à Pristina.

Juin 1999. Le Conseil de Sécurité des Nations unies vient d’adopter la résolution 1244 sur le Kosovo*, instituant une espèce de protectorat de l’organisation mondiale sur ce petit territoire européen de quelque deux millions d’habitants – plus ou moins autant que l’Alsace – encastré dans les montagnes des Balkans. Et ce, après plus d’un an et demi de guerre, faisant suite à des années de conflit, dues à l’intransigeance des haines nationalistes, cultivées notamment à Belgrade, par un manifeste de l’Académie des sciences. Nous avions encore participé, en décembre 1997, à une conférence destinée à rapprocher les leaders kosovars et serbes. Mais ces derniers avaient boycotté la conférence, à l’exception d’un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères de Yougoslavie, qui, sans participer aux travaux, venait nous proposer d’en discuter au ministère : offre que nous avions refusée.

Début 1998 commença une guerre véritable. Des centaines de milliers de réfugiés kosovars traversèrent les montagnes souvent enneigées, pour trouver un refuge précaire dans les pays voisins. Je me rappelle avoir rencontré des réfugiés dans les camps organisés au nord de Skopje. Je me rappelle aussi le stade de Tirana rempli à ras bord de réfugiés, dans des situations précaires.

En juin 1999, nous étions en pleine session du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, dans l’hémicycle du Palais de l’Europe. Que faire face à la nouvelle situation au Kosovo* ? La question était de savoir si, ayant effectué de nombreuses missions dans les Balkans au fil des guerres yougoslaves (1991-1999), je pouvais me rendre sur place tout de suite, en vue d’établir des relations avec les responsables locaux des Nations unies, pour préparer la création d’un bureau du Conseil de l’Europe sur le terrain ? L’objectif serait de soutenir l’action des Nations unies pour assurer le développement démocratique du Kosovo*, en menant des programmes dans les domaines d’excellence de notre Organisation, la démocratie locale, les droits de l’homme, la formation des juges et autres juristes, ainsi que des futurs policiers, le pluralisme des médias, la promotion de la société civile, l’État de droit, etc. Le Congrès avait déjà contribué à ce développement, en créant en divers endroits de l’ex-Yougoslavie des « agences de la démocratie locale »[1].

Visite inopinée du consul général de Yougoslavie à Strasbourg dans mon bureau : « Si vous partez au Kosovo* sans passer par Belgrade, vous commettez un délit selon nos lois et vous risquez la prison lors de votre prochaine visite ! » Nous faisons confiance au mandat des Nations unies. Lors de ma visite suivante en Serbie, rien à signaler !

Dans cette situation, me sont revenues en mémoire les paroles de notre ancienne Secrétaire générale Catherine Lalumière, au début de son mandat : il faut que le Conseil de l’Europe devienne une « administration de mission ». L’idée étant qu’il ne suffisait pas de produire des textes (plus ou moins parfaits) à Strasbourg, mais qu’il fallait faire en sorte que ces textes soient connus et appliqués sur le terrain. Si le Conseil de l’Europe avait pu être considéré comme « une machine à produire du droit », la nouvelle situation de l’Europe ne lui permettait plus de se limiter à un tel rôle : il devait acquérir une capacité de « mission ».

Une consultation rapide avec mon épouse (les actions guerrières n’avaient pas complètement disparu au Kosovo*) et, le 17 juin 1999, je m’embarque, avec mon collègue Stéphane Leyenberger, destination Pristina. L’avion nous conduit à Skopje, capitale macédonienne. Nous nous rendons au camp de base des Nations unies : gilet pare-balles et casque bleu de rigueur, des courses pour avoir de quoi vivre sur place, etc. Tout pour affronter l’inconnu ! Le lendemain, notre convoi de 4x4 se met en route pour Pristina, se frayant un chemin entre les paysans kosovars qui retournent dans leurs villages avec leurs familles, les tracteurs et les quelques charrettes qu’ils avaient pu sauver, au milieu des convois de la JNA, l’armée fédérale yougoslave, qui battent en retraite. Des champs de mines signalés par-ci, par-là, le long des routes, au moyen de cordes agrémentées de triangles rouges « MINES ». On avait eu droit à une séance de mine awareness : pas question d’aller faire pipi dans les buissons ! Les mines cachées dans les maisons tuaient ou blessaient régulièrement des personnes rentrant d’exil, et même du bétail.

Une coopération inédite

À Pristina, nous nous rendîmes à la villa qu’occupe le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, arrivé à la hâte, le Brésilien Sergio Vieira de Mello, un de ces hommes remarquables qui honorent l’action de l’Onu[2]. On nous installa dans une villa de pharmaciens turcs qui étaient revenus à Pristina deux jours auparavant ; çà et là, on entendait encore des tirs de fusils dans la ville. Nous étions invités à participer aux premières conférences (dans la villa, et plus tard au « Grand Hôtel »), pour définir la stratégie que les Nations unies allaient suivre dans les jours, les semaines, et les mois à venir. Un peu plus tard, nous étions installés dans le foyer des officiers de l’armée yougoslave, alimenté par des générateurs géants, en période de panne de la centrale électrique d’Obilic – fonctionnant tant bien que mal au lignite d’extraction locale, et qui fournissait l’énergie électrique à une bonne partie de la Yougoslavie, avant le conflit. Un bureau équipé d’un petit ordinateur de marque Compaq fut mis à ma disposition par les Nations unies. Mon premier défi fut d’apprendre à m’en servir !

Le 15 juillet 1999, Bernard Kouchner fut nommé représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies. Il resta au Kosovo* jusqu’en janvier 2001. Une bonne coopération s’est instaurée avec lui. C’était un homme très engagé dans sa mission, avec un contact direct. Je me rappelle un voyage dans son avion Falcon de Villacoublay à Pristina. J’avais de bonnes relations aussi avec le chef de l’administration civile des Nations unies, l’allemand Tom Koenigs, ainsi qu’avec les représentants de l’OSCE, notamment Daan Everts. De nombreux pays membres du Conseil de l’Europe commençaient à ouvrir des bureaux à Pristina.

[1].  Ce sont des structures de la société civile, soutenues par des villes ou des régions, avec une présence permanente sur place, en vue de développer la démocratie locale et la société civile.

[2].  Quelques années plus tard, il devait trouver la mort dans un attentat commis contre les Nations unies à Bagdad.


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Ulrich BOHNER
Né en Allemagne quelques mois avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, il commence à acquérir une conscience politique lors de la révolution hongroise (octobre 1956). Engagement professionnel au Conseil de l’Europe (1972-2009) : au cabinet du Secrétaire général (Catherine Lalumière) de 1989 à 1994 ; vécu des guerres yougoslaves, six mois au Kosovo* en 1999 (responsable du Bureau du Conseil de l’Europe) ; en 2003 : élu Secrétaire général du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux. À la retraite, il est président de la MESA (Maison de l’Europe Strasbourg-Alsace) de 2011 à 2018.