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Les prisonniers de Gobustan
Azerbaïjan – 2001
Catherine HUGEL
L’Azerbaïdjan a adhéré au Conseil de l’Europe le 25 janvier 2001. Parmi les engagements pris dans le contexte de l’adhésion, l’un des plus importants était de « libérer ou rejuger ceux des prisonniers qui sont considérés comme des “prisonniers politiques” par des organisations de protection des droits de l’homme ». Le Secrétaire général, le Comité des ministres et l’Assemblée parlementaire ont œuvré de concert avec les autorités du pays pour régler cette question délicate, tant politiquement que juridiquement.
Mai 2001. Azerbaïdjan, République caucasienne riche en pétrole, bordée par la mer Caspienne, la Fédération de Russie, la Géorgie, l’Arménie, la Turquie et l’Iran. Nous sommes sur la route qui mène à la prison de haute sécurité tristement célèbre de Gobustan, à une quarantaine de kilomètres de Bakou. Y sont incarcérés les détenus condamnés à la réclusion à perpétuité ainsi que d’autres, soumis à de longues peines d’emprisonnement. Les détenus à qui nous allons rendre visite sont des prisonniers politiques présumés. Ils figurent sur une longue liste de 716 noms fournie par des ONG. Si les experts établissent que ce sont des prisonniers politiques, l’Azerbaïdjan devra les libérer ou les rejuger, comme le pays s’y est formellement engagé. C’était une des conditions de l’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe en 2001 : libérer ou rejuger. Encore fallait-il établir quels prisonniers étaient concernés. Notre mission est d’aider l’Azerbaïdjan à respecter son engagement. Si tout se passe bien, toutes les parties en sortiront « gagnantes ». Mais la tâche est titanesque. Le sujet est d’une sensibilité politique extrême. La plupart de mes collègues pensent d’ailleurs que c’est une mission impossible. Le terrain est donc miné. Ambiance.
Le minibus nous rapproche de la prison. Les trois experts indépendants chargés de cette tâche sont assis devant moi. Ce sont des sommités : Stefan Trechsel, professeur de droit pénal et de procédure pénale, et ancien président de la Commission européenne des droits de l’homme, Evert Alkema, professeur de droit et ancien conseiller extraordinaire du Conseil d’État néerlandais, et Alexander Arabadjiev, ancien juge de la Cour constitutionnelle de Bulgarie et ancien membre de la Commission européenne des droits de l’homme. Je suis très fière de faire partie de la petite équipe chargée de les assister, sous la direction d’Andrew Drzemczewski, l’un des meilleurs spécialistes des droits de l’homme, assis à côté de moi. Stefan, d’habitude plutôt volubile, reste silencieux. Je n’ose pas interrompre ce lourd silence, encore moins plaisanter. La tension est palpable.
Je repense aux innombrables heures de travail qui ont précédé cette mission à Bakou, d’abord pour établir les critères objectifs qui définissent un prisonnier politique, puis pour recueillir les informations nécessaires à chaque cas et les analyser. Nous nous sommes plongés corps et âme dans les dossiers.
Étant donné le grand nombre de noms soumis par les ONG et les difficultés rencontrées pour obtenir les informations requises, les experts ont été contraints, dans un premier temps, de limiter leur attention à un nombre restreint de cas. Ils ont d’abord choisi trois cas emblématiques – Iskander Gamidov, Alikram Gumbatov et Raqim Gaziyev – et vingt autres « cas pilotes », des cas typiques liés à des faits historiques précis. Les conclusions des experts devront s’appliquer, par analogie, à tous les cas similaires. L’examen de leurs dossiers a été l’occasion d’une plongée fantastique dans l’histoire tumultueuse et largement ignorée de l’Azerbaïdjan dans les années qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique et la proclamation de son indépendance en 1991.
Ces années sont en effet marquées par le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh et des tentatives de coup d’État en Azerbaïdjan. Ces événements sont au cœur des dossiers des prisonniers, car ils ont entraîné l’arrestation d’un nombre considérable de personnes. Une dizaine de ministres et leur entourage (gardes, proches, chauffeurs, etc.) ont notamment été emprisonnés à partir de 1993. Quatre d’entre eux sont encore en prison au moment de notre travail. Ils sont accusés de haute trahison, de coup d’État, de la « débâcle » militaire du Karabakh, ou encore de détournement de biens publics. Iskander Gamidov, par exemple, était ministre de l’Intérieur, membre du parlement et leader du Parti national démocratique. Il a été arrêté en 1995 et condamné à quatorze ans de prison. Alikram Gumbatov, membre de la minorité talysh, était colonel de l’Armée et vice-ministre de la Défense. Il a été condamné à mort pour trahison et pour usurpation de pouvoir en proclamant une « République autonome du Talysh-Mugan ». Il est considéré par de nombreux Azéris comme un dangereux séparatiste. Sa peine a ensuite été commuée en réclusion à perpétuité. Deux de ses frères et leurs femmes ont également été arrêtés. Sa femme, elle, a fui l’Azerbaïdjan. Raqim Gaziyev, quant à lui, était ministre de la Défense. Il est présenté dans son jugement comme l’un des principaux organisateurs de la tentative de « coup d’État des généraux » en 1995. Il est d’abord condamné à mort, puis sa peine est commuée.
Parmi ces prisonniers, beaucoup ne sont pas des enfants de chœur : certains ont été arrêtés parce qu’ils avaient des liens avec le régiment de la police spéciale à Bakou, appelée Opon, d’autres sont liés à de présumés leaders séparatistes ou leaders de coup d’État de ces années tumultueuses, d’autres encore sont des lieutenants-colonels de la Sécurité (« SSC » ou « KGB » en russe) de l’époque soviétique. Enfin, certains ont été jugés pour meurtres et actes violents de droit commun.
Le plus souvent, la recherche d’informations fiables et documentées sur chaque personne est ardue. La liste est pleine d’homonymes. L’établissement des faits, à lui seul, s’avère vraiment compliqué. Nous n’avons pas tous les jugements ni les extraits du code pénal pertinents. Il est alors évident que nous devons nous rendre en Azerbaïdjan pour obtenir davantage d’informations, discuter avec les autorités sur place et, bien sûr, rencontrer un certain nombre de prisonniers, leurs avocats et les ONG.
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Catherine HUGEL
Née en Franche-Comté, Catherine Hugel a étudié les relations internationales et le droit à Strasbourg et Dublin, puis mené des travaux de recherche à Saint-Pétersbourg, Riga et Tallinn. Elle intègre le secrétariat du Conseil de l’Europe en 1996 et travaille successivement au secrétariat de l’Assemblée parlementaire (commission des questions politiques, commission de suivi, commission des questions juridiques et des droits de l’homme), au service du monitoring de la direction de la Planification stratégique, et à la direction des Relations extérieures, où elle est actuellement chef de division.