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Arrière plan de l'événement
16 septembre 2019

Les yeux dans les yeux

Tchetchenie 2000-2003

Eva KONECNA et Johan FRIESTEDT

Trois années durant, à partir de l’an 2000, le Conseil de l’Europe a assuré une présence en Tchétchénie, en contexte de guerre, dans des conditions sans précédent dans toute l’histoire de l’Organisation. Une unité des forces spéciales du ministère russe de la Justice veillait en permanence à la sécurité des agents du Conseil de l’Europe en rotation sur le terrain. Ceux-ci pouvaient également compter sur le soutien de l’institution russe au sein de laquelle ils étaient détachés, et sur l’assistance des résidents tchétchènes employés à leurs côtés. Treize agents du Conseil de l’Europe ont pris part à cette mission, parmi lesquels Eva Konecna et Johan Friestedt.

« L’essentiel, nous ne savons pas le prévoir. »
Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes (1938)

Grozny, lundi 21 avril 2003. Le souffle d’une vive explosion soulève du sol plusieurs voitures d’un convoi officiel lors de son passage au cœur de la ville en ruine. Tout va très vite. La forte détonation. Le bruit du métal qui s’écrase sur les graviers. La poussière aveuglante qui se dissipe dans un silence assourdissant. Les visages ensanglantés qui s’impriment dans la mémoire. Il s’agit bien d’une bombe, sans doute actionnée à l’aide d’une commande à distance. Une banalité dans cette république russe du Caucase du nord. En revanche, fait peu banal, elle touche pour la première fois le convoi de l’équipe du Conseil de l’Europe travaillant en Tchétchénie.

Ce 21 avril, moi, Johan, suis à Strasbourg. Cela fait quelques mois à peine que j’ai quitté la Tchétchénie. Lorsque j’apprends ce qui vient de se passer et que la bombe a explosé tout près du véhicule d’Eva, je n’aurais voulu qu’une seule chose : être là-bas, auprès d’elle. Je n’aurais rien pu changer, mais j’aurais été là.

Malgré ce terrible sentiment d’impuissance qui me saisit, je ne suis pas particulièrement étonné. Je connais très bien les dangers entourant cette mission, et ce, dès ses origines. Avant que je ne rencontre Eva en 2002, on m’avait déjà proposé, deux ans plus tôt, de faire partie du premier groupe d’agents du Conseil de l’Europe qui devait être détaché au sein du tout nouveau bureau du représentant spécial du président de la Fédération de Russie pour les droits fondamentaux en Tchétchénie. Les agents du Conseil de l’Europe devaient avoir la double tâche de fournir conseil et assistance sur place et d’informer le Secrétaire général de l’Organisation de la réalité du terrain. Le Conseil de l’Europe serait alors la seule organisation internationale présente de façon permanente en Tchétchénie, ce qu’il devient effectivement à partir de juin 2000.

Je me pose beaucoup de questions à l’époque. La mission doit évoluer dans une zone de conflit. Je me demande comment une poignée d’agents du Conseil de l’Europe peut offrir son aide dans ces conditions d’insécurité constante. Et puis, comment saisir la réalité du terrain dans ces circonstances ? Comment ne pas jouer en définitive la crédibilité de l’Organisation et incarner ce que certains décrivent dans les couloirs comme « un écran de fumée » permettant au conflit de se poursuivre ?

Je me souviens que peu nombreux sont ceux à Strasbourg qui misent sur cette mission, une mission qui doit pourtant son existence au tout premier commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Alvaro Gil-Roblès, et aux âpres négociations entre le Secrétaire général, Walter Schwimmer, et les autorités russes. Une fois sur place, cette mission est en proie à tous les dangers. La réelle surprise, si j’ose dire, c’est que ce qui s’est passé ce 21 avril 2003 n’est pas arrivé avant, soit dès les premiers mois de son existence.

Les signes d’une nouvelle ère

En 2002, nous, Eva et Johan, voyons quelques changements qui veulent apparaître comme les signes d’une nouvelle ère. Le premier représentant spécial, Vladimir Kalamanov, natif de la région de Moscou, quitte ses fonctions. Il est remplacé par un Tchétchène, Abdul-Khakim Sultygov. Le siège du bureau du représentant spécial est transféré de Znamenskoïe, une petite bourgade du nord de la Tchétchénie, vers Grozny. L’équipe reste à Znamenskoïe, toujours jugée plus sûre.

Difficile d’oublier ces premiers instants que nous avons vécus ensemble en Tchétchénie. Cela commence par une journée d’été, en ce mois d’août 2002. Notre convoi passe par la fameuse porte sur laquelle est inscrit en lettres de fer forgé « Tchetchenskaïa Respublika ». Nous sommes maintenant en République tchétchène. À travers nos vitres, nous admirons les paysages ensoleillés et verdoyants. Nous traversons le fleuve Terek, cette rivière sauvage qui délimitait il y a bien longtemps les confins de l’ancien empire russe. Et puis nous voilà arrivés à la maison, à Znamenskoïe.


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Eva KONECNA
Elle travaille pour le Conseil de l’Europe depuis l’année 2000. Sa première grande expérience au sein de l’Organisation est une expérience de terrain, dans le cadre de la présence du Conseil de l’Europe en Tchétchénie. Rappelée à Strasbourg, elle travaille dans divers services opérationnels ayant trait à la protection des droits fondamentaux (secrétariat de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales ; service responsable des programmes de coopération relatifs aux droits de l’homme ; service de l’Exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ; etc.). Depuis 2015, Eva est engagée, au sein de la direction générale Droits de l’homme et État de droit, dans la coordination des programmes de coopération dans le cadre de partenariats avec l’Union européenne.


Johan FRIESTEDT
Johan commence sa carrière au Conseil de l’Europe en 1999, au sein de l’unité de monitoring du Secrétaire général, qui était alors en charge du contrôle du respect des engagements des États membres dans le cadre des procédures de suivi du Comité des ministres. En 2004, il intègre le secrétariat du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), puis, dix ans plus tard, il rejoint l’équipe chargée de mettre en place le mécanisme de suivi de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) : le GREVIO. Depuis le début de l’année 2017, il travaille à nouveau pour le CPT.